Sandra Laugier : SĂ©ries sous la menace

Philo Blog

Séries sous la menace de Sandra Laugier pour le Cahier du (dé)confinement

mars-avril-mai 2020

mars-avril-mai 2020

 

Le confinement a Ă©tĂ© l’occasion de dĂ©couvrir beaucoup de sĂ©ries tĂ©lĂ©visĂ©es, et d’en revisiter d’autres. Les sĂ©ries accompagnent les vies ordinaires, mais sont aussi une ressource ou un refuge en situation extraordinaire. Elles nous prĂ©sentent parfois, comme le montre le succĂšs de Friends, des univers « de rĂ©confort », devenus des souvenirs, oĂč les gens vont au cafĂ©, voyagent, se touchent
 sur la durĂ©e. Elles permettent de percevoir le prix et le charme d’une vie de tous les jours qu’on tient pour acquise – et dont on cherchait Ă  s’évader en plongeant dans des univers professionnels plus ou moins exotiques – flics, croque-morts, milliardaires, espions. Elles offrent une continuitĂ© dans la rupture des derniers mois, en maintenant le lien avec les personnages dont on attend dĂ©sormais le retour, comme ceux de This Is Us ou, moins aimables, de Succession, et ceux que nous avons retrouvĂ©s en confinement pour une derniĂšre saison, comme ceux de Homeland et du Bureau des lĂ©gendes.

Il est toujours difficile de se sĂ©parer d’une sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e et pour les sĂ©riephiles, la fin de ces deux grandes sĂ©ries a Ă©tĂ© une Ă©preuve de plus dans la catastrophe de la pandĂ©mie. Le Bureau des lĂ©gendes n’en est probablement pas Ă  sa derniĂšre saison, mais c’est bien la fin de cette sĂ©rie telle qu’on l’a connue et aimĂ©e, sous la houlette d’Éric Rochant, avec ses personnages si attachants. La sĂ©rie Homeland (Showtime, 2011-2020) qui s’est close au bout de 8 saisons, ici dans la discrĂ©tion ; alors que le Bureau des LĂ©gendes, plus ou moins snobĂ© Ă  ses dĂ©buts pour son style aride et pĂ©dago, a Ă©tĂ© encensĂ© par la critique et les fans. Ces derniers ont toutefois peu apprĂ©ciĂ© les deux derniers Ă©pisodes de la saison 5 dont la rĂ©alisation a Ă©tĂ© confiĂ©e par Rochant Ă  Jacques Audiard, et ont largement exprimĂ© leur indignation sur les rĂ©seaux sociaux.

On se souvient de la derniĂšre saison de Game of Thrones (il y a un an, on a peine Ă  y croire), qui avait ainsi suscitĂ© les commentaires irritĂ©s des fans. C’était l’anxiĂ©tĂ© de la sĂ©paration qui s’exprimait, mais aussi l’attachement Ă  la sĂ©rie, l’appropriation par les spectateurs des personnages et de leurs trajectoires, qui font Ă  ce point partie de la vie qu’ils considĂšrent les connaĂźtre mieux que les crĂ©ateurs qui ont construit cet attachement mĂȘme. En ce sens, les critiques qui ont Ă©maillĂ© la derniĂšre saison de GoT, les propositions de fins alternatives, furent un dernier signe de la rĂ©ussite de la sĂ©rie. De mĂȘme, les protestations des fans de LBDL, qui ne supportent pas la rupture de style entre la sĂ©rie et ses Ă©pisodes conclusifs, ou s’émeuvent qu’on abandonne en route plusieurs personnages (ah, Pacemaker, que devient-il) signalent l’intensitĂ© du rapport construit au fil des annĂ©es avec la sĂ©rie et ses hĂ©ros, et avec l’esthĂ©tique mĂȘme de la sĂ©rie. Cette maniĂšre pour le public de s’approprier les personnages, la difficultĂ© Ă  les quitter, Ă  ignorer leur devenir
.  dĂ©montre s’il Ă©tait besoin Ă  quel point les sĂ©ries TV font partie de nos vies[1], surtout quand sur des annĂ©es on a vu les personnages Ă©voluer, changer – y compris physiquement.

Homeland n’a pas failli Ă  cette nouvelle tradition de Hollywood, de boucler en beautĂ© ses sĂ©ries mĂȘme aprĂšs une petite baisse de rĂ©gime (on l’a vu pour The Americans et The Affair). La sĂ©rie de Alex Gansa et Howard Gordon a souvent Ă©tĂ© critiquĂ©e, aprĂšs une premiĂšre saison trĂšs innovante au plan esthĂ©tique, moral et politique, mettant en scĂšne et en relation un personnage de militaire amĂ©ricain de haut niveau, Nicholas Brody, sergent du US Marine Corps, ancien prisonnier de guerre « retourné » par un leader islamiste, converti au terrorisme en captivitĂ©, puis accueilli en hĂ©ros sur le sol amĂ©ricain, et une agente de la CIA dĂ©sĂ©quilibrĂ©e, Carrie Mathison, qui le soupçonne et dĂ©cide de le surveiller en permanence Ă  son domicile. Homeland a Ă©tĂ© abandonnĂ©e par une bonne partie de son public aprĂšs la seconde saison, oĂč l’intrigue entre Carrie et Brody s’enlisait ; et c’est regrettable car la sĂ©rie est redevenue passionnante Ă  partir de la 5e saison. Homeland commence toutefois son tout dernier Ă©pisode, intitulĂ© Prisoners of War (nom de la sĂ©rie israĂ©lienne qui l’a inspirĂ©e) avec un plan de Brody, Ă  un moment mĂȘme oĂč Carrie semble se placer elle-mĂȘme en situation de traĂźtre Ă  son pays.

 

Séries et sécurité humaine

Homeland et Le Bureau des LĂ©gendes furent les paradigmes d’un genre qui s’est dĂ©veloppĂ© de façon exponentielle depuis le dĂ©but du siĂšcle et qu’on aimerait appeler « sĂ©curitaire », si le terme n’avait pas des connotations inquiĂ©tantes en ces temps de menaces pour les libertĂ©s. C’est bien un nouveau genre de sĂ©ries TV a en effet Ă©mergĂ© en 2001 – avec les attentats de masse de New York et de Washington, qui ont coĂŻncidĂ©, par hasard, avec le lancement de la sĂ©rie smajeure 24h chrono programmĂ©e et filmĂ©e longtemps avant. Les sĂ©ries sĂ©curitaires posent de façon brutale la question de la relation entre rĂ©alitĂ© fiction : mĂȘme lorsqu’elles sont fictionnĂ©es, dramatisĂ©es, il arrive que ma rĂ©alitĂ© les rejoigne. Avec 24, puis Homeland, puis LBDL, ce n’est pas le « rĂ©el » qui influence la fiction, mais bien la « rĂ©alité » et la « fiction » qui se co-dĂ©terminent.

En France, au Royaume-Uni, au Danemark, en Allemagne, aux Etats-Unis et en IsraĂ«l, le nombre de films et de sĂ©ries rĂ©vĂ©lant les coulisses des rĂ©gimes dĂ©mocratiques aux prises avec la menace terroriste a augmentĂ© ainsi de maniĂšre significative (outre Homeland et Le Bureau des LĂ©gendes, Hatufim, The Looming Tower, Fauda, False Flag
). Ces Ɠuvres et ces thĂ©matiques sont certes rĂ©vĂ©latrices d’un Ă©tat moral du monde, et peuvent ĂȘtre analysĂ©es en termes de « miroir » des sociĂ©tĂ©s et de ses crises et inquiĂ©tudes. Mais elles peuvent aussi ĂȘtre comprises comme des instruments d’éducation du public relevant d’un soft power qui doit ĂȘtre analysĂ©, critiquĂ© et maĂźtrisĂ© afin de constituer une ressource en matiĂšre de politiques publiques ; ce qui Ă  la fois ouvre des perspectives innovantes et crĂ©e un certain nombre de risques (influence, propagande…). La capacitĂ© rĂ©flexive de ces Ɠuvres, qui offrent pour Homeland et Le Bureau des LĂ©gendes de puissantes analyses de la situation au Moyen Orient, leur donne un rĂŽle dans une conversation dĂ©mocratique collective. La gĂ©niale sĂ©rie israĂ©lienne Fauda – qui prĂ©sente dans 3 saisons brutales un groupe d’agents israĂ©liens antiterroristes undercover dans les territoires occupĂ©s – est ainsi  vue et apprĂ©ciĂ©e en IsraĂ«l comme dans les pays arabes.

Une donnĂ©e intĂ©ressante pour comprendre le fonctionnement de ces sĂ©ries est la multiplication des liens qui unissent professionnels de la tĂ©lĂ©vision et acteurs de la sĂ©curitĂ© aux États-Unis et au Royaume-Uni et dĂ©sormais en France (Pentagone, CIA, MI-6, DGSE). Il ne s’agit pas de comprendre comment ces sĂ©ries se font l’écho d’un certain climat politique, mais de se demander quel peut ĂȘtre, en retour, l’impact de ces sĂ©ries sur les rĂ©gimes dĂ©mocratiques, compris comme espaces de dĂ©libĂ©ration, de contestation et d’encadrement des conflits. Les sĂ©ries fournissent de rĂ©fĂ©rents culturels communs forts, qui peuplent conversations ordinaires et dĂ©bats politiques. 
 Le bouleversement des pratiques narratives au XXIe siĂšcle, associĂ©e Ă  une rĂ©elle inventivitĂ© de la part des crĂ©ateurs, a entrainĂ© un changement dans l’ambition morale des sĂ©ries qui a ainsi rendu possible le traitement de questions politiques (et gĂ©opolitiques). Ce qui a Ă©galement permis un Ă©largissement de la production, au-delĂ  des classiques Ă©tasuniens. On notera, aprĂšs les sĂ©ries israĂ©liennes qui ont vĂ©ritablement crĂ©Ă© le sujet la qualitĂ© et l’originalitĂ© des sĂ©ries politiques europĂ©ennes (comme la danoise Borgen, DR1, 2010-2013 ; Baron noir et Le Bureau des LĂ©gendes, Canal +, 2015- ; l’espagnole La Casa de Papel, Netflix 2018-, la suĂ©doise Kalifat, remaruable, 2020). Comme si ce genre des sĂ©ries sĂ©curitaires et politiques Ă©tait l’occasion d’ébranler la domination amĂ©ricaine sur les sĂ©ries en multipliant les points de vue politiques et en exigeant plus du spectateur. LBDL a d’emblĂ©e eu pour ambition de faire mieux, et plus vrai, que Homeland.

Par leur format esthĂ©tique (inscription dans la durĂ©e, rĂ©gularitĂ© hebdomadaire et saisonniĂšre, vision souvent en cadre domestique), l’attachement aux personnages qu’elles suscitent, la dĂ©mocratisation et diversification de leurs modalitĂ©s de visionnage (internet, streaming, forums de discussion), les sĂ©ries permettent, sur de nombreux sujets, une forme spĂ©cifique d’éducation et de constitution d’un public (par l’expression et la transmission de valeurs et de problĂšmes).  Il ne s’agit pas d’aller jusqu’à concevoir des moyens pour les sĂ©ries de peser sur des processus de dĂ©cision et d’avoir une action au-delĂ  de leur pouvoir moral, mais on peut tenter de prendre en compte les pouvoirs de la fiction populaire dans l’analyse et la perception de la violence terroriste, dans la transmission et le partage de significations et de valeurs. Il s’agit de comprendre comment des objets culturels encore rĂ©cemment tenus pour nĂ©gligeables ou de pur divertissement ont un impact si considĂ©rable, que ce soit sur le public
  ou sur les acteurs politiques et du monde de la dĂ©fense. Cela conduit Ă  prendre en compte et dĂ©montrer leur degrĂ© de rĂ©flexivitĂ©, tout en reconsidĂ©rant la question du « rĂ©alisme », lĂ  aussi, non plus comme vraisemblance ou ressemblance Ă  la rĂ©alitĂ©, mais compris en termes d’impact et d’action sur le « rĂ©el »[2].

 

Réalisme et confiance       

Les sĂ©ries sĂ©curitaires, par leur plongĂ©e dans des univers trĂšs particuliers, modifient l’expĂ©rience du spectateur ; cette topographie virtuelle influe sur l’opinion ou le jugement qu’il aura de la situation ainsi prĂ©sentĂ©e. D’autres facteurs sont Ă  prendre en compte : le jeu des acteurs, l’attachement aux personnages, leur frĂ©quentation rĂ©guliĂšre sur la longue durĂ©e des sĂ©ries, la polyphonie qui permet d’entendre les points de vue divergents ou de s’intĂ©resser Ă  un personnage au dĂ©part perçu comme « ennemi » ou opaque, comme dans 24h chrono, Homeland, Le Bureau des LĂ©gendes, The State, Kalifat. Se joue ici encore une logique d’empowerment, qui permet au spectateur de se perfectionner dans un domaine mal connu de beaucoup. Si Homeland et LBDL vont nous manquer, c’est comme « matrices d’intelligibilité » qui permettent Ă  leurs spectateurs de comprendre le monde qui les entoure, mais aussi de faire preuve de crĂ©ativitĂ© (pastiches, synopsis d’épisodes imaginaires, rĂ©invention des trajectoires des personnages…). Cette ambition des sĂ©ries sĂ©curitaires a Ă©tĂ© parallĂšle Ă  la rĂ©flexion Ă©thique pratique qu’on dĂ©veloppĂ©e l’ensemble des sĂ©ries – une Ă©thique « ordinaire », ancrĂ©e dans l’attention aux particularitĂ©s des situations et personnalitĂ©s humaines, mise en Ɠuvre de façon caractĂ©ristique dans 24, Homeland, Fauda, LBDL, et peut-ĂȘtre encore plus dans The Looming Tower (Amazon, 2017) qui prĂ©sente les conflits et erreurs humaines qui ont handicapĂ© le FBI et la CIA dans les annĂ©es prĂ©cĂ©dant le 11 septembre.

De façons diverses, les grands pays producteurs de sĂ©ries – outre les USA, le Royaume-Uni, IsraĂ«l, le Danemark, l’Allemagne et la France aujourd’hui font face Ă  des Ă©volutions et fragilisations de la dĂ©mocratie et de l’union nationale face Ă  diffĂ©rents risques (violence terroriste et religieuse, vieillissement de la population, creusement des inĂ©galitĂ©s, et dĂ©sormais crise environnementale et pandĂ©mies) qui rendent nĂ©cessaire et urgent le dĂ©veloppement de nouveaux outils d’éducation dĂ©mocratique. Les sĂ©ries sont alors des lieux d’exploration morale collective qui se sont rĂ©vĂ©lĂ©es des ressources politiques dans une phase de menace pour les dĂ©mocraties, mais sans qu’on ait rĂ©ellement rĂ©flĂ©chi au rĂŽle qu’elles pouvaient avoir lĂ  encore par mĂ©pris d’un mĂ©dia « populaire » vu comme simple divertissement. Avec la fin de deux sĂ©ries majeures, on se retrouvĂ© dĂ©muni en matiĂšre de matĂ©riau culturel partagĂ© et porteur de valeurs morales transgĂ©nĂ©rationnelles.

Ainsi la saison 5 de Homeland nous prĂ©sentait une bande de terroristes barbus fomentant un attentat de masse
 Ă  Berlin. Homeland, centrĂ©e sur l’espionnage post-11 Septembre, portait d’emblĂ©e la lutte contre le terrorisme Ă  l’intĂ©rieur des frontiĂšres amĂ©ricaines – avec le thĂšme de l’infiltration de Brody au dĂ©but puis dĂ©sormais avec la menace des manipulations par des groupuscules d’extrĂȘme droite et de la corruption des gouvernements. Homeland, comme 24 dont la sĂ©rie est la digne hĂ©ritiĂšre, se revendique comme fiction, utilisant l’attachement Ă  ses personnages pour nous impliquer dans des enjeux politiques. Mais son rĂŽle est au-delĂ . Homeland fait partie d’une stratĂ©gie amĂ©ricaine, de crĂ©ation d’un univers fictionnel propre Ă  la lutte contre le terrorisme. La sĂ©rie s’est attachĂ©e non seulement Ă  faire connaĂźtre la menace terroriste et le fait que le pire est toujours Ă  venir, mais aussi Ă  rendre attentifs Ă  la menace invisible plutĂŽt qu’aux signaux trop visibles, le regard constamment en alerte : Carrie devant son Ă©cran de surveillance, hypnotisĂ©e, scrutant la vie intime de Brody dans les premiers Ă©pisodes, est probablement l’image la plus trouble et marquante de toute la sĂ©rie – parce qu’elle transforme le spectateur, faisant de nous tous des espions, nous mettant en charge de la surveillance.

Homeland s’est donnĂ© pour tĂąche de faire voir et comprendre au public amĂ©ricain les causes, pas seulement les consĂ©quences de la terreur et de sa propre terreur ; de mettre en Ă©vidence, saison aprĂšs saison, le rĂŽle et la responsabilitĂ© des Etats-Unis dans les attaques sur son sol ; de montrer aussi les dangers pour la vie dĂ©mocratique, et les idĂ©aux de la nation, d’une surveillance renforcĂ©e, et pas forcĂ©ment efficace ; de mettre en Ă©vidence les dangers intĂ©rieurs d’une gouvernance incapable et idĂ©ologisĂ©e. La fiction joue ainsi un rĂŽle crucial dans la constitution d’une culture post-attentats, et dans la lutte contre la violence.Il est intĂ©ressant, de voir comment la sĂ©rie a une incidence sur la rĂ©alitĂ© politique, donnant au public une lecture d’évĂ©nements postĂ©rieurs Ă  sa diffusion. 24 Ă©tait un effet de la terreur, Homeland redĂ©finit la nation (d’oĂč son titre, de plus en plus signifiant) en montrant les causes. Elle traduit la fin de l’innocence et surtout alerte d’un sentiment erronĂ©, voire Ă©goĂŻste, de sĂ©curitĂ©, dans des dĂ©mocraties au bord de la catastrophe. Homeland est en effet une production rĂ©aliste, qui fait partie de ces Ɠuvres adressĂ©es au grand public qui reprĂ©sentent et expriment les menaces multiformes constitutifs de l’environnement actuel, et qui travaillent Ă  dĂ©crire et Ă  anticiper les menaces. On se rappelle que Homeland, dans sa saison 5 Ă©crite en 2014, mettait en scĂšne des cellules jihadistes europĂ©ennes et Ă©tait diffusĂ©e pendant les attentats de novembre 2015 Ă  Paris ; l’équipe en modifia les dialogues en post-production, par la voix d’un personnage en contrechamp ; et ce des mois aprĂšs le tournage. Cet ADR (Additional Dialogue Recording) rĂ©sume l’ambition de  Homeland – qui la diffĂ©rencie de son prĂ©dĂ©cesseur  24. Homeland veut coller au rĂ©el, et par lĂ  Ă©galement informer, Ă©duquer, et prĂ©venir – pas seulement du terrorisme, mais d’autres menaces intĂ©rieures, fake news, ou mensonges d’Etat.

 

Homeland se rĂ©vĂšle un concentrĂ© du genre sĂ©curitaire, fusion de 24 et des sĂ©ries israĂ©liennes qui l’ont constamment inspirĂ©e ; elle fut toujours dramatisĂ©e Ă  outrance, mais aussi remarquablement appropriĂ©e au moment politique et donc d’un rĂ©alisme spĂ©cifique, diffĂ©rent de celui de LBDL. Ces sĂ©ries sont Ă©crites sous la menace, qui dĂ©sormais n’est plus « seulement » le terrorisme, mais celle de la destruction par des dirigeants dangereux. Elles sont particuliĂšrement appropriĂ©es au moment de l’épidĂ©mie. L’ennemi n’est pas une personne ou un groupe particulier, mais l’incapacitĂ© des gouvernants Ă  rĂ©pondre Ă  la menace :  le chaos – pour reprendre le titre d’une autre grande sĂ©rie du genre, Fauda que crĂ©ent les mensonges, la dĂ©sorganisation et la dĂ©fiance mutuelle. Homeland a dĂ©marrĂ© en 2011, aprĂšs la mort de Ben Laden et dix ans aprĂšs 24 chrono – dont elle a repris une partie de l’équipe, et la mission (9/11 y est omniprĂ©sent aussi, notamment dans les images du gĂ©nĂ©rique). Homeland nous abandonne symboliquement encore, au milieu de notre crise majeure de 2020, face Ă  un nouvel ennemi invisible et redoutable. Ainsi aux USA, le chiffre des 3000 morts du COVID Ă  New York, dĂ©passant ainsi le bilan des attentats de 2001, a marquĂ© une Ă©tape symbolique et traumatisante.

Homeland Ă©tait le premier signal que les sĂ©ries pouvaient commencer non seulement Ă  reprĂ©senter, mais Ă  analyser les conflits Ă©trangers – et le rĂŽle des États-Unis dans ces conflits – d’une nouvelle maniĂšre. Pendant ses huit saisons, Homeland a prĂ©sentĂ© au public une vision complexe des conflits mondiaux, une vision qui reconnaissait la nature cyclique de la violence dans le Grand Moyen-Orient ainsi que la politique amĂ©ricaine qui l’influençait voire l’encourageait. Carrie Mathison, durant ces 8 annĂ©es, a eu une vie professionnelle agitĂ©e, changeant de poste Ă  peu prĂšs Ă  chaque saison, de continent, ayant eu un enfant et plusieurs relations importantes aprĂšs Brody. La relation qui dĂ©finit Homeland est toutefois celle entre Carrie et Saul Berenson (Mandy Patinkin), passĂ© de chef de la division Moyen-Orient Ă  directeur par intĂ©rim de la CIA puis Ă  conseiller de la prĂ©sidence Ă  la sĂ©curitĂ© nationale, et qui a toujours Ă©tĂ© le plus grand alliĂ© de Carrie. Il serait simpliste (et sexiste) de dire que Saul a Ă©tĂ© le mentor de Carrie, car elle l’a constamment poussĂ© dans des directions impossibles pour lui, et il s’agit bien d’une Ă©ducation mutuelle. Cet Ă©quilibre instable oĂč Carrie va constamment trop loin (y compris pour sa propre santĂ© mentale, qui ainsi joue un rĂŽle crucial dans la dynamique de la sĂ©rie) et oĂč Saul la soutient et l’encourage malgrĂ© tout, est constitutif de la sĂ©rie et de sa tonalitĂ© morale. La dynamique s’est en rĂ©alitĂ© mise en place aprĂšs la saison 2, une fois Brody en fuite suite Ă  l’attentat qui clĂŽt la S2, et au moment au Saul, devenu directeur intĂ©rimaire de la CIA, va enfin sur le terrain. Saul travaillait en coulisses Ă  la prĂ©sidence tandis que Carrie Ă©tait sur le terrain, mais parfois ces rĂŽles s’inversaient comme lorsque Carrie est devenue conseillĂšre de la prĂ©sidente, ou toutes ces fois oĂč Saul se fait rituellement kidnapper et mettre un sac sur la tĂȘte.

Carrie et Saul s’efforcent souvent de rĂ©soudre le mĂȘme problĂšme de sĂ©curitĂ© sous des angles diffĂ©rents et ce partenariat devient – et demeure jusqu’au bout – la vĂ©ritable trame esthĂ©tique et politique de la sĂ©rie jusqu’à leur dĂ©saccord moral conclusif, assez radical : peut-on sacrifier quelqu’un pour sauver le monde ? Une telle question, dont la rĂ©ponse est Ă©vidente aussi bien pour 24h chrono que pour la philosophie morale utilitariste, est finalement elle-mĂȘme questionnĂ©e dans les derniers Ă©pisodes de la derniĂšre saison, oĂč Saul enseigne sa derniĂšre leçon Ă  Carrie, et au public : non, il n’y a jamais de raison de dĂ©cider de sacrifier une personne, et certainement pas si cette personne a votre confiance, est un.e ami.e, vous a sauvĂ© la vie. Et mĂȘme si Carrie n’est pas d’accord, l’ensemble de la sĂ©rie est placĂ©e sous le signe de cette confiance et des liens indĂ©fectible entre amis dans un univers de trahisons (Quinn, Max, et mĂȘme aprĂšs tout Yevgeny).

Il est rĂ©vĂ©lateur, et assez magnifique, que la sĂ©rie se termine avec ce partenariat toujours en place, mĂȘme si Carrie et Saul ne se reverront sans doute plus jamais en « prĂ©sentiel ». Carrie est dĂ©sormais en Russie, envoyant des informations Ă  Saul –  de la mĂȘme maniĂšre et avec la mĂȘme mĂ©thode – l’envoi de livres, reprĂ©sentation de la tradition culturelle Ă  laquelle ces sĂ©ries font rĂ©fĂ©rence, au dos desquels une note est insĂ©rĂ©e – que sa meilleure « agente double » en Russie, une traductrice officielle du gouvernement, l’a fait pendant des dĂ©cennies. Bien qu’il ait fallu que Carrie passe prĂšs d’assassiner Saul pour en arriver lĂ , elle continue sa carriĂšre, dans un futur au-delĂ  de la sĂ©rie : “Stay Tuned” sont les derniers mots de la sĂ©rie.

 

Le Bureau des légendes 

Homeland gagne une pertinence quasi surrĂ©aliste dans notre climat actuel car elle capture ce qu’est un monde qui fait face Ă  une crise internationale. En ce sens, Homeland est certainement une bien meilleure illustration de la situation actuelle que tous les films Ă©pidĂ©miques ou de « contagion ».  Les auteurs de Homeland ne prĂ©tendent pas rĂ©soudre les guerres au Moyen-Orient ; il ne veulent pas clore la sĂ©rie sur la fin du monde. Pour boucler la boucle, ils se fondent sur ce qui a toujours Ă©tĂ© le moteur de cette sĂ©rie atypique, cette relation de confiance absolue et difficile entre Saul et Carrie. Il est ainsi rĂ©vĂ©lateur que la sĂ©rie se termine sur une sorte de remariage, bien dans la tradition hollywoodienne : un remariage d’amitiĂ©, une confirmation de leur alliance toujours en place, mĂȘme Ă  distance.

Dans le dernier Ă©pisode Carrie fait entendre Ă  son ami russe Yevgeny (Costa Ronin, tout droit sorti de The Americans) la vidĂ©o que Saul a laissĂ©e en cas de dĂ©cĂšs, oĂč il Ă©nonce : « Tout ce qui compte, c’est en qui nous avons confiance dans cette vie ». Homeland s’achĂšve, de façon Ă©lĂ©gante, sur ce qui a toujours Ă©tĂ© le cƓur de la sĂ©rie : la relation entre ces deux personnages si diffĂ©rents, une mĂ©ditation Ă©thique sur la nature de la confiance ; et finalement par un acte de confiance envers le spectateur que la sĂ©rie a Ă©duquĂ© toutes ces annĂ©es et Ă  qui ses deux hĂ©ros confient la responsabilitĂ© de continuer Ă  rĂ©flĂ©chir sur le monde.

La confiance, ce n’est pas l’élĂ©ment central du Bureau des LĂ©gendes, dont le hĂ©ros passe (quand mĂȘme) son temps Ă  trahir et dĂ©cevoir et pourtant. Les relations des personnages ne sont pas transparentes et c’est l’absence de transparence entre les diffĂ©rents circuits qui se rĂ©vĂšle constamment dans la sĂ©rie, et encore plus dans la 5e saison. Certains sont au courant de la non-mort de « Malotru « et de sa mission, certains le devinent, d’autres l’ignorent et en sont trĂšs perturbĂ©s. Comme le dit durement Raymond (Jonathan ZaccaĂŻ) Ă  Marina (Sara Giraudeau), qui s’étonne de n’avoir aucune nouvelle des agents du Bureau depuis son dĂ©part dans une autre section : « On n’est pas une famille ».  Et pourtant si, puisque le spectateur se soucie de ces personnages comme d’une famille, s’est souciĂ© de Malotru depuis qu’il a disparu dans les flammes des derniĂšres images de la saison 4, de « Pacemaker » clandestin en Russie (Sylvain Ellenstein, nom empruntĂ© Ă  un autre agent) et trĂšs vite, dans la saison 5 qui voit monter le danger pour chacun des personnages dissĂ©minĂ©s dans le monde, se soucie de Marie-Jeanne, de Malotru retrouvĂ©, de ce nouveau personnage bizarre Andrea-Mille Sabords, etc. Mais ce care intense que l’on a pour les personnages n’est pas visible dans leurs rapports, mĂȘme s’il est Ă©vident au moment du danger.

Le sĂ©rie d’Eric Rochant est exemplaire, et sans doute la meilleure, du genre « sĂ©curitaire », et c’est en se fondant d’abord sur une relative distance, avec un cĂŽtĂ© pĂ©dagogique et documentaire. LBDL est aussi une preuve de plus que dĂ©sormais les USA ont perdu leur domination sur la crĂ©ativitĂ© sĂ©rielle ; on le savait depuis Borgen et Hatufim, mais dĂ©sormais l’Europe de l’Angleterre Ă  l’Allemagne, l’Espagne, la SuĂšde, la NorvĂšge
.  et IsraĂ«l (extraordinaire Our Boys aprĂšs Fauda) produisent des sĂ©ries sĂ©curitaires excellentes tandis que les USA n’ont pas encore de successeur Ă  Homeland.

La force de LBDL est dans son ambition – qualitĂ© de la narration, de l’écriture des personnages et ses acteurs – qui lui permet d’échapper aux analyses habituelles des sĂ©ries sĂ©curitaires. LBDL n’est pas plus que Homeland un « miroir de la sociĂ©té », ni un support idĂ©ologique ; mais un outil concret et rĂ©aliste d’action dĂ©mocratique, par sa valeur Ă©ducative, sa formation politique et morale d’un public encore une fois rĂ©ellement pris au sĂ©rieux. DĂšs son premier Ă©pisode la sĂ©rie formait le spectateur pas Ă  pas au fonctionnement de la DGSE et dĂšs la premiĂšre saison, prĂ©sentait de façon claire et compĂ©tente les axes des grandes crises gĂ©opolitiques du monde arabo-musulman. Les enjeux de la guerre en Syrie, mais aussi des dĂ©parts de jeunes radicalisĂ©s (sujet aussi de deux autres formidables sĂ©ries, The State et Kalifat) sont explicitĂ©s avec soin (care) mais sans jamais de lourdeur, puisque tout est transmis par des dialogues, des situations. La 4e et la 5e saison ont ajoutĂ© un niveau supplĂ©mentaire de complexitĂ© et d’anxiĂ©tĂ© avec la prĂ©sentation des attaques cyber et l’espionnage numĂ©rique. LĂ  aussi le spectateur en ressort Ă©clairĂ© et un peu plus compĂ©tent.

C’est aussi l’ambition esthĂ©tique et pĂ©dagogique de LBDL d’ancrer l’analyse politique dans l’humain (« l’humain c’est mieux » revendique explicitement, face Ă  ses acolytes geeks, Sylvain Ellenstein – la ressource premiĂšre du renseignement, par-delĂ  les technologies dĂ©crites : ce sont les agents infiltrĂ©s, contacts, indics, leurs façons d’ĂȘtre et interactions. Ainsi les derniĂšres saisons de Homeland et de LBDL se sont terminĂ©es sur des histoires d’agent double, thĂšme inĂ©puisable depuis Le CarrĂ© mais ici rĂ©actualisĂ© dans la Russie d’aujourd’hui. Cette matiĂšre humaine fournit sa densitĂ© morale particuliĂšre Ă  la sĂ©rie et le meilleur vecteur pour des enjeux somme toute ardus ce sont les personnages, magnifiques et attachants, que ce soit « Malotru » (Mathieu Kassovitz), Marie-Jeanne (Florence Loiret-Caille), JJA (Amalric, extraordinaire), Marina, Raymond 
 et d’autres apparemment « secondaires » auxquels on s’est attachĂ© au fil des saisons. Bien sĂ»r ils permettent d’exprimer des conflits moraux, qui se multiplient dans les deux derniĂšres saisons. Mais ils sont Ă©galement porteurs, Ă©lectriques, de toute la tension qui traverse LBDL, et le genre sĂ©curitaire entre affects personnels et devoir professionnel, entre loyautĂ© due aux impĂ©ratifs et aux proches ou amis, autrement dit entre politique et care. C’est bien l’humanitĂ© de ces personnages qui est marquĂ©e par l’omniprĂ©sence, en derniĂšre saison, de leur sexualitĂ©, qui signale leur vulnĂ©rabilitĂ© au-delĂ  de la froideur relative de la narration – l’analyste Jonas allant sur le terrain au Moyen Orient puis celui, autrement plus piĂ©gĂ©, de la sĂ©duction. LBDL comme son contre-modĂšle Homeland dĂ©crit l’intrication du gĂ©opolitique abstrait et du rĂ©el sanglant des vies sacrifiĂ©es ; dans la 5e saison, la duretĂ© des rapports entre les agents (Sisteron trahit JJA, savonne la planche de Marie-Jeanne lorsqu’elle candidate Ă  la responsabilitĂ© direction du renseignement) et la confiance qui s’installe subtilement entre deux personnes, Marina et Andrea, en deux conversations. Ce n’est pas le moindre paradoxe de cette sĂ©rie trĂšs masculine (avec sa hiĂ©rarchie virile et les figures impressionnantes de Duflot, Malotru, Sisteron 
)  qu’elle s’achĂšve non seulement avec l’ascension de Marie-Jeanne, mais aussi PAR elle, puisqu’en proposant lors de son recrutement Ă  la direction  du renseignement de la DGSE, de fermer le Bureau des LĂ©gendes, c’est elle, de fait, qui met fin Ă  la sĂ©rie. Geste que son crĂ©ateur Eric Rochant ne se sentait pas capable d’accomplir – d’oĂč le changement de direction pour les derniers Ă©pisodes. Il est remarquable que la sĂ©rie qui se voulait la plus « objective » et anti-spectaculaire du genre sĂ©curitaire exprime, dans la structure de l’écriture de cette saison finale, autant dire dans son esthĂ©tique, la souffrance profonde de laisser tomber ses personnages.

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[1] C’est la thĂšse de Nos vies en sĂ©ries, Climats, 2019.

[2] Voir Pauline BlistĂšne, ‘Les sĂ©ries tĂ©lĂ©visĂ©es, une expĂ©rience des « liens faibles » ?’ in Alexandre Gefen and Sandra Laugier (eds.) Le pouvoir des liens faibles, Paris: CNRS Editions.

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Sandra Laugier est philosophe, directrice du Centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne, directrice adjointe de l’Institut national des sciences humaines et sociales ainsi que du Centre national de recherche scientifique oĂč elle est responsable de l’interdisciplinaritĂ©. Avec Christiane ChauvirĂ© et Pierre Fasula, elle dirige le sĂ©minaire « Wittgenstein ». Ses recherches portent sur la philosophie du langage et de la connaissance, philosophie analytique, la philosophie du langage ordinaire (Wittgenstein, Austin); la philosophie Ă©tats-unienne classique (transcendantalisme, pragmatisme) et contemporaine (Stanley Cavell) ; la philosophie morale contemporaine de langue anglaise, les Ă©tudes de genre; et la philosophie en lien avec la culture populaire (cinĂ©mas, sĂ©ries TV). Chroniqueuse au journal LibĂ©ration, elle est Ă©galement l’auteur d’une dizaine de traductions, la plupart consacrĂ©es Ă  l’Ɠuvre de Stanley Cavell. Elle est nommĂ©e ChevaliĂšre de la LĂ©gion d’honneur en 2014.

Retrouvez ici la bibliographie de Sandra Laugier.

SĂ©ries sous la menace de Sandra Laugier est disponible en version imprimable.

 

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