Robert Maggiori

Philo Blog

Robert Maggiori pour le Cahier du (dé)confinement

mars-avril-mai-juin 2020

mars-avril-mai-juin 2020

 

La philosophie depuis quelque temps s’est trouvée comme «sommée» de revenir à la question du temps, qui est la sienne depuis toujours mais à laquelle les changements sociaux, l’offre accrue de mobilité, la mondialisation, les nouvelles technologies de l’information et de la communication, l’accélération généralisée des événements – ou leur «apparition-disparaissante» dirait Jankélévitch – ont donné des inflexions inouïes. Cette réflexion sur le temps, sur sa réduction au présent de l’actualité, sur la concrétion sinon l’effacement du passé, sur la fermeture de l’avenir ou les nouvelles fonctions, tant métaphysiques et anthropologiques que sociales et politiques, demeure évidemment, et doit se faire encore plus intense. Mais, si n’était la gravité de la situation sanitaire, avec son cortège de maladies, de souffrances et de deuils, on pourrait dire que la pandémie, tout en réduisant le temps à l’urgence et à l’émergence – ce que les circonstances exigeaient – a fait apparaître au premier plan le problème de l’espace, à tous les niveaux: l’espace de soins, l’espace urbain, l’espace de commerce, l’espace de loisir, l’espace de travail, l’espace familial, l’espace de l’intimité…

Quand on se rend dans un service d’urgence ou simplement à l’hôpital, les expectatives portent, en général, sur le temps – l’attente de la consultation, la durée de l’intervention ou du séjour… – et les espérances, elles, sur la qualité de l’accueil et les vertus des thérapies. De l’espace, on ne se soucie guère: il est balisé, divisé, localisé, parcellisé selon les besoins des «services». La circulation hospitalière est régie de façon telle à ce qu’il n’y ait ni confusion ni engorgements – sauf incidents ou accidents. Le patient peut ne pas savoir «où il se trouve», mais le personnel infirmier et médical sait que c’est exactement là qu’il doit se trouver. Le Covid-19, en faisant affluer un nombre inhabituel, et extraordinaire, de personnes atteintes du virus, a tout chamboulé, et révélé au grand public que l’hôpital n’avait pas seulement des insuffisances de moyens matériels, techniques et humains, mais également un manque de place. Aussi, tout en suivant naturellement les impératifs sanitaires et sans interrompre l’activité curative, a-t-il fallu recomposer toute la géométrie de l’hôpital, réorganiser les sens de circulation, revoir l’indexation des «services» à des «surfaces» allouées, «occuper» salles et locaux pour les transformer en salles de réanimation, octroyer des espaces par exemple voués aux soins orthopédiques, dermatologiques, ophtalmologiques ou psychiatriques, aux seuls «malades du Covid».

Le nombre considérable de décès, dans certaines «zones rouges», a également provoqué la réorganisation et la délocalisation des «lieux des adieux», sinon momentanément effacé les frontières entre les espaces symboliquement sacrés et les espaces profanes: cérémoniels funéraires effacés de l’espace public, vases de cendres et cercueils alignés dans des hangars, des parkings ou sous des tentes – sinon déposés dans des fosses communes, comme à New York – extensions d’aires d’ensevelissement aux limites des cimetières…

L’espace urbain s’est lui aussi radicalement transformé, se montrant dans son «squelette» nu de ciment et d’acier, de rues et de bâtiments, ses esplanades désertes et absurdes, ses avenues vides qui, privées de l’orientation que leur donnent la marche et la circulation, ne vont plus «quelque part», sa signalétique inutile, ses feux rouges qui clignotent pour personne, ses parcs et jardins clos, où les oiseaux chantent en vain, sans recevoir l’écho des cris d’enfants, ses magasins fermés qui transforment toute devanture bariolée en paroi lisse et grise… Dans les ateliers, les bureaux, les usines, les supermarchés, les administrations, l’espace est redessiné, physiquement, par des traits tracés au sol ou des plaques de plexiglas, qui érigent comme des murs transparents entre les personnes ou cloisonnent chaque zone d’activité. Tout est naturellement pensé comme «provisoire», mais si la nécessité devait imposer une prorogation des mesures d’isolement des postes de travail (ou éterniser le télé-travail), les conséquences seraient lourdes, qui altéreraient non seulement la façon de travailler et de produire, y compris des objets virtuels, mais aussi et surtout le «lien» entre les travailleurs. Que ce soit dans une usine automobile, une rédaction de journal, un atelier d’assemblage de pièces manufacturées ou une grande société d’assurances, ce qui se passe dans les phases de «non travail» – les pauses accordées ou les moments volés – est en effet essentiel à la constitution des connivences, des échanges informels d’informations et de connaissances, de prises de conscience, d’amitiés, de solidarités, de sentiments d’appartenance… Quel mouvement syndical, quel conseil de surveillance, quelle assemblée générale, quelles revendications, quelles grèves, quelles luttes auraient pu jamais voir le jour si les employés de telle société de distribution, les étudiants de telle université, ou les ouvriers de telle usine avaient toujours été contraints de «se tenir éloignés», ne pas se réunir, ne pas se parler? «Travailleurs de tous les pays, séparons-nous!». Si bien nommés, les «gestes-barrière» ont du jour au lendemain rendus maléfiques et léthifères accolades, embrassades, hugs, serrements de mains, étreintes, bises et bisous, signes de paix à l’origine, de «désarmement», qui ouvrent le temps de la rencontre amicale, de l’échange, de la complicité, de la gaité attachée au seul fait d’ «être ensemble», proches.

C’est dans l’espace domestique et l’espace social que ce «dérèglements des distances» a été le plus ressenti. Le critère temporel laissait déjà voir les différences entre «ceux qui se lèvent tôt» et ceux qui peuvent aller à leurs tâches plus tard, ceux qui «n’ont jamais le temps» (qui en réalité en ont beaucoup puisqu’ils peuvent le transformer en « plein de choses »), et ceux qui n’ont que le temps de prendre un train de banlieue tôt le matin, de travailler, de rentrer épuisés et de s’endormir devant la télé. Le critère spatial, appliqué à la géographie (Paris/province, grande ville/petite commune…), à la localisation (centre-ville/périphérie, quartier commercial/quartier sans commerces…), aux dimensions et aux dotations des appartements, joue, lui, comme une loupe qui fait apparaître à vif les profondes inégalités de condition, de position, de situation – bref de vie. Plus réduits ont été les espaces, plus grande s’est révélée la difficulté de mettre au point la «distance affective». La distance de connaissance, ou gnoséologique, doit être fixe (comme doit l’être la distance focale si on veut une photo nette), la distance perceptive est adaptée à son objet, alors que la distance affective, ou amative, suit constamment un mouvement d’éloignement et de rapprochement, sans jamais aller, toutefois, ni vers l’infini (je ne suis pas «distant» d’une personne dont j’ignore même l’existence) ni vers zéro (je ne suis pas «proche» d’une personne qui, par «fusion», serait en moi comme moi en elle), mais en épousant une dynamique de ressort qui tantôt la distend jusqu’à l’indifférence et tantôt la resserre jusqu’à la promiscuité. Or le «confinement» auquel les populations de nombreux pays ont été soumis (selon des modalités de regroupement et des types de parentèle variables: famille élargie, famille avec ou sans enfants, couples, groupe restreint d’amis…), a comme «vissé» la distance amative à une seule de ses extrémités: la promiscuité.

Cette promiscuité n’a évidemment rien à voir avec celle que connaissent des individus étrangers l’un à l’autre, que des circonstances de toute nature – banales ou tragiques – ont fait se trouver enfermés dans un même lieu (ascenseur, wagon bondé, baraque de chantier, chambrées, cellule de prison, tentes de réfugiés, favelas, stalag, camp de «concentration»). Elle n’est pas une pudeur bafouée ou une «intimité violée» – mais au contraire une intimité close, «confinée» – comme on le dit de l’air -, une intimité sans dehors, une monade, symboliquement analogue à la maison ou à l’appartement lui-même, qui n’est plus une «Ithaque» que sans cesse on quitte et où sans cesse on revient – après avoir effectué la circumnavigation quotidienne de toutes nos activités sociales – mais un container, à la fois salle de classe et salle de sport, salle de jeux et salle de concert, fournil pour apprentis boulangers, food-truck, atelier de bricolage et de dessin, pizzeria, karaoké, régie audio-visuelle… La distance amative n’est jamais fixe, elle «respire» si on peut dire, prenant et se donnant de l’«air»: être proche de quelqu’un ce n’est pas l’étouffer, mais au contraire s’en éloigner pour s’en rapprocher, s’en rapprocher et s’éloigner, dans un mouvement continue et désordonné, imprévisible, parfois éveillé par la «surprise», où la tristesse du «départ» est toute de suite éteinte par la joie du retour, où le désir d’«être ensemble» demeure vif, parce qu’il n’est éteint ni par le «toujours-là» ni par le «jamais-là».

On ne peut s’étonner dès lors que le confinement, imposant la présence constante et la proximité la plus proche, rende la cohabitation pénible, crée des tensions entre les couples, les parents et les «gamins qui courent partout», les amis, les colocataires forcés – parfois des conflits, même violents, dont les premières victimes sont les enfants et les femmes. A l’inverse, dans l’espace social, c’est la distance qui a dû être imposée – ou (faisant devenir commun un terme utilisé jadis pour qualifier l’une des caractéristiques du «théâtre épique» de Bertolt Brecht), la «distanciation». Des populations entières ont ainsi été soumises à l’injonction paradoxale d’être loin de ceux qui sont proches, et de se tenir à distance de tout le monde familier – grands-parents, parents, frères et sœurs, amis, collègues de travail…- et de mettre à distance tout «étranger» (soit, selon Georg Simmel, le plus proche des lointains et le plus lointain des proches) qu’on est susceptible de croiser, en marchant, en faisant la queue, en prenant un bus, en circulant dans un magasin… L’urgence sanitaire a de la sorte fait oublier, en quelques jours, ce qu’avaient de négatif, d’inhospitalier, d’«inhumain » des expression telles que «prendre ses distances», «mettre à distance», «tenir à distance», et rendus banals des gestes comme: s’écarter à la vue d’un être humain, faire semblant de lire une pancarte pour éviter même pas un contact mais une «proximité», changer de trottoir, rebrousser chemin… Tout se passe comme si la pandémie – en une sorte de «processus sans sujet» dans lequel aucun «responsable» ne peut être identifié – avait réussi à installer ce qu’aucun totalitarisme, dans aucune dystopie, n’était parvenu à installer. Car si la tyrannie peut supprimer telle ou telle disposition, rendre aveugles les citoyens, les rendre sourds, muets, les empêcher de parler et de se parler, leur interdire de se mouvoir, discipliner leurs corps et anesthésier leurs esprits, la pandémie, elle, a fait qu’on réussisse à neutraliser le seul sens qui ne peut jamais être supprimé: le toucher, toucher d’autres corps, être touché par d’autres corps. Elle a fait de chacun un «intouchable». En outre, la peur de la contagion, compréhensible, a prévalu sur tout, et instauré comme une «société asociale» régie par une dynamique anti-civilisationnelle, érodant tous les fils qui avaient été tressés pour forger, péniblement, progressivement, le «lien social» et la «communauté» politique. Qu’en sera-t-il de la «rencontre», de l’accueil de l’autre, du «visage» de l’autre, de la «préférabilité» morale de l’autre, de l’hospitalité, de la solidarité, de la confiance, si venait à perdurer une situation dans laquelle tous circulent masqués, sans visage, dans laquelle chacun est perçu potentiellement comme un danger, un porteur de mort, dans laquelle tout «rapport» est de «sécurité», de défiance et de méfiance?

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Robert Maggiori est membre fondateur et président du Jury des Rencontres Philosophiques de Monaco. Philosophe, traducteur, journaliste, critique littéraire et philosophique (Libération), il a publié plus d’un millier d’articles, dont des entretiens avec les principaux penseurs de notre époque.
Il a longtemps enseigné la philosophie au lycée François-Couperin de Fontainebleau et a été membre de l’Institut de la pensée contemporaine (université Paris VII).
Il a collaboré à de nombreuses revues (La Pensée, Alfabeta, Le Magazine littéraire, Critique, Les Temps modernes…) et a été membre du comité de rédaction de Critique, revue pour laquelle il a dirigé les numéros consacrés à Giacomo Leopardi, Vladimir Jankélévitch, Michel Foucault et Les philosophes italiens par eux-mêmes. Il a co-dirigé avec Christian Descamps la collection Itinéraires chez Flammarion puis la collection Philosophie présente chez Bordas.
Il a traduit de l’italien de nombreux ouvrages de philosophie et de sciences humaines.
Pour la télévision il a réalisé Carlo Ginzburg, Réflexions faites, et Ernst Gombrich, Réflexions faites, et pour le journal Libération des Masterclass de philosophie (DVD, Editions Montparnasse) dont : L’Amour (avec André Comte-Sponville, Anne Dufourmantelle, Michel Erman et Nicolas Grimaldi), La Famille (avec Elisabeth Roudinesco, Luc Ferry, François de Singly et Irène Théry), Dieu (avec Rémi Brague, Julia Kristeva, Jean-Luc-Marion et Michel Serres).
Ses intérêts portent sur l’histoire de la philosophie, la philosophie morale et politique ainsi que sur la philosophie italienne. Il est chevalier de l’Ordre des Palmes académiques.

Retrouvez ici la bibliographie de Robert Maggiori.

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Le texte de Robert Maggiori est disponible en version imprimable.

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