Bertrand Quentin : « Le poumon, vous dis-je ! » ou les signaux faibles d’un faux positif
« Le poumon, vous dis-je ! » ou les signaux faibles d’un faux positif par Bertrand Quentin pour le Cahier du (dé)confinement
mars-avril-mai-juin 2020
mars-avril-mai-juin 2020
Comme chaque printemps, avec la venue des pollens, la fatigue accumulée de l’année et/ou les changements de température brusques, ma toux était revenue. Mais avec le confinement elle eut tendance à s’approfondir. Je n’avais jamais fait appel à une téléconsultation et retardais d’autant un conseil médical avisé. Mais un dimanche où les quintes de toux étaient devenues particulièrement mitraillantes, ma femme a appelé sa sœur médecin à l’hôpital pour lui demander ce qu’il fallait faire. Cette dernière envoya immédiatement une ordonnance pour un scanner thoracique, un test nasal et une sérologie.
Dès le lundi après-midi je me trouvai à l’hôpital pour réaliser le scanner. Compte-rendu : « Opacités en verre dépoli compatibles avec un Covid développé sur moins de 10% du volume pulmonaire ». J’ai aussitôt interprété la chose de façon positive : contrairement aux Covid pulmonaires qui sur les images de la télévision se développaient comme des araignées en occupant tout l’espace du poumon, j’avais un petit 10% et il n’était écrit que « compatible avec un Covid » – ce qui pour moi pouvait vouloir dire que c’était une autre infection, comme celle que j’avais chaque année.
Je revenais à la maison avec un peu de satisfaction, mais la belle-sœur médecin à qui ma femme lut au téléphone la conclusion du scanner n’eut pas du tout le même optimisme. Elle ne lâcha qu’une phrase « Il l’a ! ». J’ai cru un instant m’être égaré dans une chanson de France Gall mais ce n’était plus drôle du tout car ma femme et mon grand fils faisaient tomber sur moi des tombereaux de suspicion : « je ne respectais pas assez les gestes barrière dans les promenades avec le petit », « je laissais traîner mon masque au retour dans des coins et recoins qui devaient infecter toute la maisonnée ». J’avais néanmoins une vive interrogation : pouvais-je avoir le Covid alors que je n’avais aucun des symptômes dont tout le monde parlait aux infos ? pas de fièvre, pas de désagréments intestinaux, pas de modifications de l’odorat ou du goût.
Pour la première fois je dus faire appel à une téléconsultation avec mon médecin. Je dis « mon » médecin, mais je ne l’avais vu qu’une seule fois. Il ne se rappelait pas vraiment de moi mais je lui contais l’affaire qui nous intéresse. Il me demanda comment j’avais fait ce scanner et je dus donc parler de la belle-sœur. Il me demanda alors ce qu’elle en pensait. Je fis l’erreur peut-être d’en parler même allusivement : « elle pense qu’il faut être très prudent ». Il a aussitôt enchaîné en me disant qu’il me fallait faire un test nasal et une sérologie, mais que vraisemblablement « je l’avais » et que la formule « compatible avec un Covid » n’était qu’une formule de politesse médicale masquant une information brutale mais sûre. Une sérologie et un test nasal étaient également préconisés pour ma femme.
Les résultats tombèrent ensuite : nos deux tests Covid nasaux étaient négatifs ; nos deux tests sérologiques étaient négatifs quant à la présence d’anticorps faisant face au Covid. Ma sérologie montrait bien la présence d’une infection mais pas de Covid à l’horizon.
Joie au bercail. Retour du père prodigue. Je n’avais pas tant démérité quant aux gestes barrières. Coup de fil à la belle-sœur pour lui lire les résultats, mais « douche glacée » et retour de l’antienne : « vous pouvez vous rassurez comme vous voulez, mais il l’a. C’est un « faux-neg[1]. Statistiquement, il a le Covid ».
Nouvelle téléconsultation de mon médecin avec les tests : « je pense que vous l’avez ; les tests sont négatifs car ou ils sont faux, ce qui est assez fréquent, vous le savez pour le test nasal, ou alors vous avez contracté le Covid de manière trop récente pour que cela apparaisse dans votre sang et de toute façon, la vraie référence c’est votre image au scanner ». Je lui faisais part de mes doutes : aucun de mes trois proches n’avaient le moindre symptôme viral et je n’avais personnellement aucun des symptômes dits du Covid. A part cette vilaine toux installée depuis près d’un mois, je n’avais aucune raison de venir consulter. Le verre dépoli sur le scanner ne pouvait-il pas provenir d’une autre pneumopathologie ? Il me répondit que oui mais que dans la période actuelle il pensait que j’avais le Covid.
C’est à ce moment que l’on vit apparaître les annonces gouvernementales sur les « brigades d’anges gardiens » qui allaient se déployer sur le territoire. Les médecins pourraient contre rémunération lever le secret médical en cas de suspicion de Covid. Mon rapport à mon médecin traitant n’étant pas des plus ancien, un soupçon nouveau se faisait jour : et s’il me « vendait » à l’État contre cinquante deniers européens ? Mon épouse travaillait dans l’alimentaire durant ce confinement. Avec la suspicion de Covid pesant sur moi les « brigades » allaient-elles lui intimer l’ordre de rester à la maison – avec pour nous de potentielles difficultés économiques ?
Je dus patienter encore quinze jours en poursuivant sur les antibiotiques et en voyant se réduire lentement ma toux jusqu’à disparaître. Nouvelle sérologie : toujours pas le moindre anticorps anti Covid. Un scanner de contrôle suivit : « Pas d’opacité en verre-dépoli évocateur de Covid associé ; normalisation du scanner sans lésion pulmonaire résiduelle objectivée ». J’étais guéri. Je n’avais pas eu le Covid mais une infection pulmonaire d’un autre ordre qui produisait le même type de scanner qu’un petit Covid et qui avait fini par partir.
Comme il faut une morale à un récit, je m’en vins à repenser à ces médecins à l’ancienne, ceux que Montaigne ne portait pas fort en estime : « les médecins […] nous jettent aux maladies, afin qu’ils aient où employer leurs drogues et leur art »[2] (1588/1972 : 334). « Un tel en mourut » […] et combien n’ont pas laissé d’en mourir, ayant trois médecins à leur cul ? » (id. : 381). Et puis il y avait Molière et ses portraits au vitriol de la médecine de son époque. Rappelons cette scène du Malade imaginaire où Toinette déguisée en médecin devant Argan, son maître, feint d’être un docte médecin[3] :
Toinette (qui s’est déguisée en médecin) : c’est du poumon que vous êtes malade.
Argan : Du poumon ?
Toinette : Oui. Que sentez-vous ?
Argan : Je sens de temps en temps des douleurs de tête.
Toinette : Justement, le poumon
Argan : il me semble parfois que j’ai un voile devant les yeux,
Toinette : Le poumon
Argan : J’ai quelquefois des maux de coeur
Toinette : Le poumon
Argan : Je sens parfois des lassitudes par tous les membres
Toinette : Le poumon
(…)
Toinette : Le poumon, le poumon, vous dis-je.
Acte III, scène 10, l.46-67 (p.136)
Pour pasticher Molière, j’avais eu droit pendant plusieurs semaines à : « Le Covid, le Covid, vous-dis-je ».
Que le lecteur se rassure : je ne tiens pas un discours obscurantiste. Notre médecine a évidemment largement progressé (c’est un euphémisme) et ce qui étaient élucubrations sans conséquences – si ce n’est la mort de patients dont ils ne s’estimaient jamais responsables – est devenu réflexion étayée par des statistiques, des sérologies et des scanners.
Mais ce que j’ai pu expérimenter durant ce petit épisode, c’est le maintien à travers les âges de formes de surdité du médecin à l’égard de son patient. Chez Molière, Toinette mime un grand médecin qui prend une position originale (les différents maux décrits par Argan devraient faire penser à de nombreuses pathologies, sauf au poumon) et il se tient mordicus à cette position originale, dans une sorte de concurrence sauvage avec les confrères :
Toinette : Qui est votre médecin ?
Argan : Monsieur Purgon
Toinette : Cet homme-là n’est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi dit-il que vous êtes malades ?
Argan : Il dit que c’est du foie, et d’autres disent que c’est de la rate.
Toinette : Ce sont tous des ignorants : c’est du poumon que vous êtes malade.
Acte III, scène 10, l.40-47 (p.135-136)
Les médecins auxquels j’ai eu affaire ne cherchaient en revanche pas l’originalité du diagnostic, mais avaient une matrice mentale où seul le Covid émergeait. On peut les comprendre. En cette période de près de deux mois de confinement, même parmi les non médecins, qui a parlé d’autre chose que du Covid ? Nous n’étions mentalement prêts à entendre une information que si elle nous parlait de Wuhan, du nombre de morts en Italie et en Espagne par rapport à la France et de la possibilité ou non d’obtenir un masque dans un délai raisonnable. Une pandémie lobotomise une population entière pour la fixer sur la maladie en question. Il est évidemment probable qu’avec l’accoutumance on en vient à vouloir passer à autre chose. Mais deux mois étaient finalement encore un peu courts et pour des médecins placés tous les jours sur un haut plateau dont on attendait une redescente de la courbe, la crainte était de passer à côté d’un faux négatif, rebaptisé « faux neg ». Si un patient a le Covid et que son médecin passe à côté de son cas, c’est beaucoup plus grave que de continuer à affirmer qu’un patient a le Covid alors qu’il ne l’a pas (en en faisant un « faux po[4] »). Il faut absolument éviter de remettre dans la rue un individu susceptible de contaminer tout son quartier. On le comprend. Mais du point de vue du « faux po », une pression sociale « injuste » s’abat sur lui (si tant est qu’il soit juste qu’une pression sociale désagréable tombe sur la personne positive) et cette pression n’est plus seulement bégnine et capable de n’affecter que des gens exagérément émotifs. Dès lors que la « brigade d’anges gardiens » peut être armée par la loi pour mettre en quarantaine tous les proches confinés du dit suspecté, des conséquences tangibles sont là. L’aspect économique n’est pas toujours anodin. Mon épouse travaillant dans l’alimentaire a été contrainte de travailler pendant le confinement et la suspicion de Covid pesant sur moi impliquait qu’elle arrête de travailler.
Je vois rétrospectivement cette histoire avec bonhommie, mais quand les derniers résultats n’étaient pas encore tombés, une angoisse s’était abattue sur ma maisonnée et je découvrais avec étonnement que les symptômes qui étaient les miens (ou plutôt leur absence) ne suffisaient pas à faire reculer une médecine devenue soudain inquisitoriale et sourde.
Il n’est pas encore audible aujourd’hui d’élever la moindre critique envers des hommes et des femmes qui ont pris des risques et sauvé nombre de patients dans cette période critique. « Les soignants sont les héros de ce temps ». Par ailleurs, le confinement et l’état d’urgence ayant une durée limitée, nous pouvons relativiser toutes les restrictions de liberté ressenties, en considérant qu’il y a des moments dans la vie où une société entière se protège en mettant entre parenthèse les libertés publiques. Tout le monde le comprend et comme le peuple français est habitué à une certaine qualité de liberté nous avons beaucoup de mal à croire qu’un quelconque totalitarisme puisse s’installer chez nous.
L’expérience qui a été la mienne et qui, encore une fois, peut sembler anodine, est plutôt de l’ordre d’une découverte d’un « signal faible », comme on dit que les grandes mutations à venir ne sont pas décelables de façon massive, mais peuvent s’installer à bas bruit. J’ai senti la fragilité qui pourra être celle d’un citoyen que le monde médical suspecte. Dans un modèle pandémique où tout risque (donc par définition, non réel à 100 %) doit être éradiqué, le soupçon vaut preuve. Du point de vue médical, il est accessoire que l’on ait des « faux positifs » du moment que l’on a étendu le filet aussi largement que possible pour qu’aucun « positifs » n’en réchappe.
Mais le point de vue médical n’est pas le seul point de vue qui vaille pour une vie humaine. Et d’un point de vue non médical, un « faux positif » peut voir son existence sociale totalement détériorée. Un scénario digne du Procès de Kafka peut s’emballer avec un patient qui clame son innocence (« je n’ai aucun symptôme ») et dont la parole est retournée comme une crêpe : « mais c’est parce que vous n’avez aucun symptôme que nous vous soupçonnons ». Pour les totalitarismes médicaux de demain, nous sommes tous des asymptomatiques potentiels. Ce propos peut encore une fois sembler exagéré dans un contexte français où nous n’imaginons pas perdre nos libertés. Mais si les pandémies deviennent régulières on peut bien imaginer un transfert de pouvoir progressif aux spécialistes : les gouvernants de demain ne seront pas des rois philosophes mais des rois médecins. Ils devront être médecins eux-mêmes ou entourés de conseillers médicaux. Au lieu de viser le bien commun, ils viseront la santé et l’aseptisation maximale de la société. Ne pas mourir étant devenu l’obsession première de tout homme privé de transcendance, la médecine peut devenir comme chez Descartes lui-même dans le Discours de la méthode, l’horizon principal de l’existence : « la conservation de la santé […] est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie […] s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusques ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher[5]. » Entre l’époque de Montaigne et celle de Descartes, quelque chose a changé dans l’air. Comme le remarque Denis Kambouchner « nonobstant les épidémies qui persistent, les rébellions confessionnelles, les tensions de toutes sortes, la France […] a cessé d’être un pays où la vie apparaît hasardeuse, violente et brève[6] ». Et la découverte de la circulation du sang par William Harvey en 1628 conforte l’idée que le corps humain pourra enfin être compris et intégralement maîtrisé comme une machine. Mais une telle valorisation de la santé chez Descartes a cependant de quoi surprendre de la part d’un homme qui n’a jamais manqué de panache durant sa vie, qui ne visait pas à valoriser la vie brute et qui dans Les Passions de l’âme se révèle un penseur de la « générosité ». On pourra revendiquer que, chez lui, la santé ne reste qu’un moyen en vue de l’ego pensant, qu’elle n’est pas réellement un fondement. Mais devant son projet médical, il manque néanmoins à Descartes une inquiétude : transformer la vie en objet de connaissance intégral peut constituer une inversion mortelle pour le vivant.
La rapidité avec laquelle on a vu, même en France, fleurir des discours vantant l’avantage des régimes autoritaires pour les temps de pandémie ne laisse pas de nous inquiéter. Outre que les données objectives censées démontrer cet avantage sont sujettes à caution (combien y a-t-il eu réellement de morts du Covid en Chine ?), l’exemple de l’assujettissement le plus total aux normes médicales (via smartphones privés) a soudain été monnayé comme validant dans l’arène mondiale l’État le plus performant. La santé face au Covid est brusquement devenue le critère du meilleur régime.
Une république véritablement démocratique est un équilibre entre des aspirations différentes. Même si par temps de pandémie nos boussoles sont modifiées, gardons en mémoire pour la société de demain, qu’il ne faut jamais « laisser les clefs du camion » à quelque spécialiste que ce soit, fût-il médecin.
*
[1] « faux négatif », dans le jargon médical développé durant la pandémie. C’est un patient dont les tests de maladie ont été négatifs alors qu’il l’a réellement contractée.
[2] Montaigne [1588] Les Essais, Paris, Le Livre de poche, 1972.
[3] Molière [1673] Le malade imaginaire, Paris, Classiques Bordas, 1994.
[4] « faux positif », dans le jargon médical développé durant la pandémie. C’est un patient dont les tests de maladie ont été positifs alors qu’il ne l’a finalement pas contractée.
[5] Descartes, [1637] Discours de la méthode, Partie VI, AT, VI, 62 ; in Œuvres philosophiques, tome I, Paris, Garnier, pp. 634-635, 1976.
[6] Kambouchner D., « Descartes : la mort éloignée » in Des philosophes devant la mort, éd. du Cerf, Paris, 2016, p.103.
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Bertrand Quentin est diplômé de HEC, agrégé et docteur en philosophie. Il est maître de conférences HDR à l’Université Gustave Eiffel (Marne-la-Vallée) dans le domaine de l’éthique.
Il est Directeur du LIPHA (Laboratoire Interdisciplinaire d’étude du Politique Hannah Arendt – UR 7373) et responsable du Master 1 de Philosophie, parcours éthique médicale et hospitalière appliquée (École éthique de la Salpêtrière). Il est également chercheur au LIPHA Paris-Est (EA 7373) (Laboratoire Interdisciplinaire d’étude du Politique – Hannah Arendt).
Il est par ailleurs membre de la Commission éthique de la Société de réanimation de langue française (S.R.L.F).
Son champ de recherche relève de ce qu’il a intitulé « l’homme des marges » où il explore ce que peut nous apprendre de l’homme des concepts comme la douleur, le handicap et le vieillissement.
Ses recherches portent sur l’étude des apports de la vulnérabilité dans la compréhension de l’homme (douleur, handicap, vieillissement) et se définissent comme anthropologie philosophique.
Son dernier livre : Les invalidés. nouvelles réflexions philosophiques sur le handicap publié chez érès, a reçu le Prix Littré 2019 de l’Essai .
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