Après la Gare d’Osnabrück à Jérusalem, je m’attendais, un livre menant à l’autre, en faisant le tour du monde, à me trouver devant (écrire) La Ville. J’étais juste en face du mur du mont Moriah. J’étais devant le mur de la première page. Devant : en dette. Il n’y avait rien sur le mur blond, c’est moi qui ai eu la vision d’une profonde tombe debout, où se pressait la famille des morts venus d’Osnabrück en fuyant – par Strasbourg Paris Oran Gurs Auschwitz Londres Belfast Manchester Johannesburg Santiago Melbourne Montevideo New York Osnabrück – jusqu’à Jérusalem, et qui ne me disait pas un mot. Un chameau était attaché court à côté de moi. C’était peut-être moi. On soulève une patte.
À l’instant Jérusalem s’est retirée de moi, retirés ses rues, ses remparts, ses monts, ses portes.
N’est restée que Marga, le double encore vivant de maman, la dernière écolière des jours perdus d’Osnabrück. – « J’ai 104 ans », me dit l’immortelle. Elle se rajeunissait d’un an. Il était temps de remonter les archives des disparitions de secret en secret.
Le 20 mars j’ai écrit à la dernière survivante. Des dizaines de questions, volées de cigognes vers les remparts de Jérusalem. Voici les premières :
– Pourquoi l’oncle Andreas Jonas est-il allé en 1935 d’Osnabrück en Palestine et retour et de là à Theresienstadt au lieu d’aller au Chili avec son fils Hans Günther ?
– Pourquoi le nouveau Chilien Hans Günther n’a-t-il jamais parlé à Inès, sa fille, d’Andreas Jonas d’Osnabrück ?
– Le père est-il fâché avec le fils ? Jusqu’à la mort ? Au-delà de la mort ? Le fils fâché avec le père ?
– Pourquoi ta sœur Gerda est-elle restée à Berlin jusqu’en 1941 de là à Gurs de là à Drancy et retour à Auschwitz, au lieu d’aller à Oran ?
– Ton père était-il bien l’oncle Oskar de Gemen qui envoyait ma mère chercher un fer à repasser casher et a été renversé par un bus à impériale, le lendemain de son arrivée à Londres en 1942 ?
– Pourquoi ne sais-tu rien sur Hans Günther ? Tu n’as jamais entendu parler d’Inès.
– Les huit frères et sœurs Jonas d’Osnabrück ont eu une trentaine d’enfants, les quatorze Klein une cinquantaine. Peux-tu faire la liste de toutes ces créatures dont je n’ai jamais entendu parler ?
Personnes ayant survécu :
N’ayant pas survécu :
Ayant parlé à leurs enfants :
N’ayant pas dit un mot :
On trouvera les cent autres questions dans le livre. Elles se sont posées sur le mur. Au mur. Dans le mur.
Je suis assise au pied du Mur des Lamentations
Je cherche Andreas, Hans Günther, Irmgard, Else, Paula, Hete, Gerta… comme si je voulais les rencontrer après leur mort, vivant après leur mort, je reconnais avec surprise que je les aime, je passe des mois dans un monde étrangement familier, qui ne diffère du monde ordinaire que parce qu’il n’y a pas de temps, au reste il est comme une grande ville cosmopolite, c’est la capitale de la Mémoire, les métros et les rues passent d’une langue à l’autre, sinon c’est pareil, les magasins s’imitent d’un continent à l’autre, du Nord au Sud des oncles ouvrent des usines, d’autres seulement des livres, je suis en général très bien reçue par les femmes, malgré ou à cause de ou après, leur mort, parce que c’est de leur santé c’est-à-dire de leur mort que je veux avoir des nouvelles.
Je passe mon temps à ouvrir des tombeaux, à téléphoner aux morts à vouloir faire parler les cendres à sonder les murs, j’attends des chameaux et des vaches qu’ils me confient leurs tourments
Et je ne sais même pas pourquoi
Que veulent les morts ?
Vendredi j’ai envoyé ma lettre à Marga, Apt. 201 Beit Barth, 56 Derech Hebron, Jerusalem 93513
J’attends sa réponse.
H. C.
ISBN: 9782718609546
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