Joëlle Zask : Coronajournal (extraits)

Philo Blog

Coronajournal (extraits) de Joëlle Zask pour le Cahier du (dé)confinement 

mars-avril-mai 2020

20 mars – Jour 1. Settings.

— J’écris ces lignes en compagnie de mes souvenirs, de mes livres, de l’internet et aussi en m’observant moi-mĂȘme de la maniĂšre la plus objective et distanciĂ©e possible, non pour me raconter ou dire quelque chose de l’espĂšce humaine en gĂ©nĂ©ral, mais pour identifier le va-et-vient entre espĂ©rer et craindre, croire et savoir, rĂ©sister et cĂ©der face au phĂ©nomĂšne aujourd’hui le plus prĂ©occupant : la pandĂ©mie de coronavirus. Essayer d’en penser quelque chose qui soit de mon fait.

— Comment se fait-il que les faits placĂ©s sous nos yeux nous demeurent pourtant invisibles ? Cette question, je ne cesse de me la poser. Elle fait partie de mon travail. Je suis convaincue que la philosophie est une grande aide pour y rĂ©pondre. C’est mĂȘme sa vocation. Car de quel exercice relĂšve-t-elle, sinon de signaler que la rĂ©alitĂ©, si proche qu’elle soit, ne nous est pas spontanĂ©ment accessible ? Qu’il s’interpose entre elle et nous toutes sortes de filtres : des prĂ©jugĂ©s, des peurs et des projections, du dĂ©ni, des idĂ©es mal faites et des prĂ©conceptions, l’ignorance aussi face Ă  l’indicible, l’invisible, le trop petit ou le trop grand ? Qu’il faut savoir que saisir les choses, c’est, au terme d’un long parcours semĂ© d’obstacles parfois insurmontables, leur donner un sens, ou renoncer Ă  ce qu’elles en aient un ? De mon point de vue, philosopher n’est pas tant chercher Ă  se connaĂźtre soi-mĂȘme qu’à chercher Ă  identifier les moyens de connaĂźtre le monde extĂ©rieur. C’est crĂ©er des mĂ©thodes d’observation et de contrĂŽle des croyances, dĂ©cider du chemin Ă  suivre, accumuler des expĂ©riences en tout genre en Ă©vitant les clivages des spĂ©cialitĂ©s et les divisions acadĂ©miques, Ă©quilibrer les relations entre la conviction individuelle et la vĂ©rification collective. Dans l’idĂ©al c’est penser sans frontiĂšre, ni intĂ©rieure ni extĂ©rieure.

21 mars – De la mondialisation à la question du masque

Le masque, ce petit morceau de tissu dotĂ© de deux Ă©lastiques, n’est pas l’objet le plus technique qui soit. Mais selon les Asiatiques qui le portent couramment pour se protĂ©ger de la pollution et des maladies, il est trĂšs efficace. Certains Chinois, CorĂ©ens et TaĂŻwanais ont exprimĂ© leur stupĂ©faction face au mĂ©pris europĂ©en du masque, tout en faisant la preuve de son efficacitĂ©, puisque l’épidĂ©mie de covid 19 a quasiment cessĂ© chez eux. Comment les pays les plus riches, les plus libres, les plus techniquement sophistiquĂ©s, en sont-ils arrivĂ©s Ă  une telle aberration qui va coĂ»ter la vie, selon eux, Ă  des milliers de gens, et qui a dĂ©jĂ  coĂ»tĂ© la vie Ă  des dizaines ? Au centre du dĂ©bat sur le coronavirus, il y a un dĂ©bat sur le masque.

La Chine, privĂ©e et publique, qui a construit des hĂŽpitaux en 10 jours, construit aujourd’hui Ă  une vitesse tout aussi inouĂŻe des usines Ă  fabriquer des masques, ainsi que des tests de dĂ©pistages, des flacons de gel, des flacons surtout car il paraĂźt que nous n’en avons pas, et des unitĂ©s de ventilation. Nous dĂ©pendons d’elle, pour le mal et son Ă©ventuel remĂšde.

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À l’occasion d’une rencontre avec un grand papetier qui s’était intĂ©ressĂ© Ă  mon livre sur les mĂ©gafeux, j’ai appris que le papier que les Français trient diligemment pour recyclage Ă©tait envoyĂ© en Chine oĂč des usines le transformaient en carton qui nous revenait par cargo sous cette forme. Or la Chine a dĂ©cidĂ© d’interrompre cette activitĂ© en notre faveur. Il paraĂźt qu’il se forme depuis des montagnes de papier recyclĂ© dont on ne sait pas que faire, tandis que, dans nos forĂȘts mal entretenues, s’accumule du bois en trop qui va les rendre de plus en plus inflammables. Depuis cette rencontre, je jette mon papier Ă  la poubelle. C’est idiot, je sais.

 

25 mars – Contagions

Il se peut qu’en raison de mes croyances pragmatistes et dĂ©mocratiques en l’intelligence commune, j’aie dĂ©veloppĂ© une certaine sympathie pour le phĂ©nomĂšne de la contagion. Il faut bien que nous soyons contaminĂ©s par quelque chose qui n’est pas de notre fait pour nous mettre en route : ĂȘtre affectĂ©, repĂ©rer en quoi, imaginer la suite, agir en consĂ©quence, etc. Les Ă©tats d’ñme, les passions, les Ă©motions, et aussi les idĂ©es manipulatrices, les slogans et les archĂ©types, les rumeurs et les oui dires, sont bien sĂ»r contagieux. Mais c’est aussi le cas des idĂ©es, qui seules peuvent contrer les mauvaises. Par suite des contagions, elles se dissĂ©minent, germent, s’hybrident, percolent, se diffusent.

La contagion des idĂ©es concernant le coronavirus par exemple est beaucoup plus rapide que celle du virus lui-mĂȘme. Alors que le virus n’a infectĂ© que 423 670 personnes (il s’agit du nombre de cas avĂ©rĂ©s le 25 mars Ă  8 h 56, d’aprĂšs une cartographie en temps rĂ©el gĂ©nĂ©rĂ©e par un centre de recherche de l’universitĂ© John Hopkins, que j’ai installĂ©e dans la barre personnelle de mon navigateur dĂšs qu’elle est apparue sur le Net, vers la mi-janvier 2020, et que je consulte plusieurs fois par jour depuis [1]), la pensĂ©e du virus affecte toute l’humanitĂ©, notamment les 3 milliards d’individus qui sont dĂ©sormais confinĂ©s.

La contagion des idĂ©es est le titre d’un livre de 1996 que j’ai beaucoup apprĂ©ciĂ©. Dan Sperber en est l’auteur. Il y propose une sorte d’épidĂ©miologie des idĂ©es par voie de transmission culturelle. Comme un virus, les idĂ©es se propagent en vertu de mĂ©canismes Ă  la fois collectifs et individuels. Par exemple, la langue commune est Ă  la propagation des idĂ©es ce que la coutume de se faire la bise (3 fois Ă  Marseille) est Ă  celle du virus. Mais cela ne supprime pas le niveau individuel qui doit ĂȘtre soigneusement considĂ©rĂ©, au mĂȘme titre que le phĂ©nomĂšne collectif : de mĂȘme que la langue commune est un mĂ©dium dont chaque locuteur fait un usage personnel (on reconnaĂźt les gens au son de leur voix, Ă  leur intonation, au rythme de leur Ă©locution, etc.), les chances de contamination et ses effets varient d’une personne Ă  l’autre — un point qui est bien expliquĂ© par Claude Combes dans son essai de 2010, L’art d’ĂȘtre parasite.

Dan Sperber Ă©crit qu’à chaque fois qu’une reprĂ©sentation se transmet, elle se transforme. C’est aussi une idĂ©e prĂ©sente dans les Lois de l’imitation (1890) de Gabriel Tarde. Contrairement Ă  ce qu’indique ce titre qui, Ă  l’égal de celui de Sperber, vous incite Ă  croire que les choses extĂ©rieures vous affectent, pĂ©nĂštrent en vous, et s’y dupliquent Ă  l’identique — ce qui serait la condition de leur perpĂ©tuation et, pourrait-on dire dans un langage marxiste, de leur domination —, il faut comprendre que les phĂ©nomĂšnes ne peuvent nous toucher qu’en Ă©tant personnalisĂ©s. Selon Tarde, Ă  mon avis mal lu, y compris par Sperber, l’imitation suppose l’invention.

Tout ceci est rudimentaire, mais explique en partie ma relative sympathie pour la contagion en gĂ©nĂ©ral. J’y vois l’occasion d’une culture partagĂ©e, d’une Opinion mondiale (c’est une expression de Tarde), d’une union sociale Ă©largie, d’un immense concert de voix, d’une participation de tous Ă  l’invention de l’humanitĂ©. Tarde remarquait que les despotes le savent parfaitement : pour dominer sans partage, il suffit d’instaurer un « silence universel ». EmpĂȘcher la contagion des idĂ©es, c’est dĂ©truire toute libertĂ©.

 

30 mars – La nature reprend-elle ses droits ?

Comment caractĂ©riser ce sentiment d’allĂ©gresse face Ă  l’apparition d’un canard Ă  col-vert sur le macadam ? Il me semble important de bien l’identifier, de trouver les mots qui conviennent, afin de ne pas perdre le trĂ©sor qu’il contient — afin d’en faire le building block du changement culturel profond qui nous disposera j’espĂšre Ă  considĂ©rer comme un scandale le retour Ă  nos habitudes antĂ©rieures qui nous faisaient mettre la question de la nature et des Ă©quilibres Ă©cologiques entre parenthĂšses, ou nous menait Ă  refouler les phĂ©nomĂšnes naturels Ă  coups de climatiseur, purificateur, humidificateur, isolation, confinement, etc.

Il me semble qu’introduire l’apparition de bĂȘtes sauvages en ville par les expressions : « la nature reprend ses droits », « elle revient », « elle reconquiert l’espace », elle se le « rĂ©approprie », n’est pas une bonne piste. Comme si c’était la nature ou nous, les humains. Comme s’il fallait que les humains disparaissent, confinĂ©s, hospitalisĂ©s, morts, pour qu’elle ait « droit de cité », pour qu’elle jouisse pleinement des droits que lui confĂšre sa prĂ©tendue antĂ©cĂ©dence.

La nature n’est ni la « conquĂ©rante » qui est suggĂ©rĂ©e par ces expressions ni une entitĂ© juridique revendiquant des droits auprĂšs d’individus sourds Ă  ses suppliques. Non seulement je ne pense pas que ce soit « la nature ou nous », mais en outre il est patent que c’est prĂ©cisĂ©ment Ă  cause du dualisme sous-jacent Ă  cette alternative vicieuse que la nature a Ă©tĂ© si sauvagement dĂ©truite et annihilĂ©e.

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L’évĂ©nement qu’est l’apparition d’un canard sur le macadam de Paris n’est pas le retour de la nature dans ses droits. L’évĂ©nement, c’est d’établir avec le volatile une relation telle que mon regard sur lui est modifiĂ©. Peut-ĂȘtre ce regard engendrera-t-il à l’avenir des attitudes diffĂ©rentes Ă  l’égard du canard et des animaux en gĂ©nĂ©ral, qui amĂ©lioreront leurs conditions d’existence. Il est inutile, et mĂȘme contre-productif, que je leur cĂšde mes droits d’ĂȘtre lĂ . Peut-ĂȘtre mĂȘme en mourraient-ils. Beaucoup d’animaux urbains souffrent de la faim aujourd’hui, plus personne n’étant lĂ  pour leur donner Ă  manger. La question qui se pose n’est pas celle de l’antĂ©cĂ©dence, c’est celle de la coexistence.

Il y a dans ces expressions un autre biais qui me semble tout autant menacer le changement de paradigme dont nous avons Ă  mon sens besoin pour modifier en profondeur notre attitude vis-Ă -vis de la nature : c’est l’idĂ©e d’un retour. Tout retour implique d’aller en arriĂšre. Un Ă©tat initial parfait serait Ă  portĂ©e. La nature revient, elle reprend, elle reconquiert, etc. Non. Elle va. Elle saute sur l’occasion. Elle ne retourne pas vers ce qui Ă©tait, vers un Ă©tat plus ou moins originel, vers l’existence authentique, vers la quintessence du sauvage. Elle pousse et se transforme en poussant, chaque ĂȘtre faisant lui aussi partie de tout ce qu’il rencontre. Encore un dualisme sous-jacent, celui entre la condition originelle que reprĂ©senteraient la nature et la vie en conformitĂ© avec la nature, et l’artificiel que la civilisation moderne aurait poussĂ© Ă  l’extrĂȘme. Le canard ou l’automobile.

 

1er avril – « Ils voient le meilleur et font le pire »

Aujourd’hui, je trouve absolument saisissant le contraste entre d’un cĂŽtĂ©, cette culture du contrĂŽle Ă  laquelle nous sommes habituĂ©s, et qui dans un Ă©tat de droit, si imparfait soit-il, entraĂźne Ă  mon sens beaucoup plus d’aspects positifs que de nĂ©gatifs et, de l’autre, l’impossibilitĂ© psychologique dans laquelle nous sommes d’adopter le « principe de prĂ©caution » dont encore rĂ©cemment, sur AOC, Michel Callon et Pierre Lascoumes ont rappelĂ© le bien-fondĂ© et l’efficacitĂ© empirique[1]. Je n’ai pas d’explication, seulement quelques hypothĂšses que je vais Ă©noncer de maniĂšre extrĂȘmement schĂ©matique.

 

3 avril – Quand les « travailleurs de l’ombre » viennent Ă  la « lumiĂšre »

Il a beaucoup Ă©tĂ© question ces derniers jours des « hĂ©ros ordinaires », des « travailleurs invisibles » qui « bossent dans l’ombre » pour le plus grand profit de « l’humanitĂ© reconnaissante », des personnes de « 1er, 2e et 3e ligne » dont la contribution est pourtant fondamentale, des « petites mains » sans lesquelles ceci ou cela.

Ces expressions rĂ©sonnent Ă  mes oreilles comme des insultes. De mon point de vue, le caissier du magasin en face de chez moi est beaucoup plus « visible » qu’un technocrate du ministĂšre des finances ou qu’un conseiller du prince. Les Ă©boueurs et les cantonniers de mon quartier, je les connais et si je les croise, je les salue. Mon facteur a les clĂ©s de mon immeuble, il m’arrange et on discute un moment si on se rencontre en bas dans la cage d’escalier. Je ne pense vraiment pas ĂȘtre originale en cela. Pour sĂ»r mes yeux ne sont pas si spĂ©ciaux qu’ils « verraient » des ĂȘtres invisibles pour les autres. En quoi un « soignant » (quelle horrible expression !), une caissiĂšre ou un facteur serait-il plus « dans l’ombre » qu’un employĂ© de banque, un maçon ou un professeur ? (pour ne pas dire le mot tout aussi affreux, « enseignant » — il faudra que je revienne sur les raisons de ma dĂ©testation de ce genre de termes.)

J’admets bien sĂ»r que de nombreux mĂ©tiers sont mal rĂ©munĂ©rĂ©s, et d’autant plus mal qu’ils sont « fĂ©minisĂ©s », mal considĂ©rĂ©s, dĂ©nigrĂ©s, mĂ©prisĂ©s, etc. Et qu’il faut faire la critique d’inĂ©galitĂ©s fondamentalement injustes. Mais l’association entre le manque de considĂ©ration sociale et l’ombre, l’absence de lumiĂšre, la nuit, est une mĂ©taphore problĂ©matique.

AprĂšs tout, les vrais travailleurs de l’ombre que sont par exemple les agents des services secrets ne souffrent d’aucun discrĂ©dit. Quand Ă  ceux dont le confinement a authentiquement accru la visibilitĂ© — sans-abri, SDF, psychotiques, migrants, mendiants professionnels, prostituĂ©(e)s qui n’ont pas le choix, etc. —, ils n’en sont pas mieux considĂ©rĂ©s.

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) Ce ne sont pas ces mĂ©tiers « de l’ombre » qui sont « invisibles », ce sont nous qui sommes aveugles, ou mal voyants. Qu’il faille modifier l’organisation et la rĂ©munĂ©ration de mille mĂ©tiers est Ă©vident. Mais les qualifier de « petits », « invisibles », « deuxiĂšme ligne », c’est leur confĂ©rer une caractĂ©ristique objective que tout le monde pourrait constater comme une vĂ©ritĂ©. Le risque n’est pas tant de se tromper que d’autoriser que le sociologue et, plus gĂ©nĂ©ralement, l’engagĂ© social, le militant, le journaliste, le critique professionnel, voire le citoyen, se perçoive comme un Ă©clairagiste indispensable et comme un secouriste « en premiĂšre ligne ». Serait-ce en vue de sortir de l’ombre qui est la sienne ?

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) Tabler sur l’invisibilitĂ© comme sur une caractĂ©ristique objective, c’est affubler les personnes concernĂ©es d’épithĂštes mĂ©prisant pour se payer ensuite le luxe de voler Ă  leur secours. Il est ironique de remarquer que les doses variables de condescendance, de misĂ©rabilisme, de paternalisme, de bonne conscience de la part de quiconque parle pour (et non avec) les faibles et les opprimĂ©s — qui seront ensuite accusĂ©s de « retourner le stigmate » par d’autres idĂ©ologues —, se rĂ©vĂšlent d’autant mieux qu’en ce qui concerne le passage de tous ces gens du royaume de l’ombre Ă  celui de la lumiĂšre, l’accent est mis sur leur pure et simple utilitĂ©. Eh quoi, eux qui nous nourrissent, nous soignent, nettoient notre environnement, nous approvisionnent, nous transportent si besoin est, ne mĂ©ritent-ils pas notre considĂ©ration ? Quelle bizarrerie que la gĂ©omĂ©trie de ce « nous » !

Et pour finir, je vous laisse en compagnie du dĂ©but d’un article paru dans le Figaro : « Abattoirs, routiers, bouchers
 : humbles hĂ©ros d’une armĂ©e de l’ombre
 MĂ©decins, infirmiers, soignants, pharmaciens mĂ©ritent la reconnaissance des Français. Ils sont au front, mais Ă  l’arriĂšre, la vie confinĂ©e continue grĂące Ă  une cohorte de sans-grade, d’humbles valeureux qui assurent le ravitaillement de la population, en prenant eux aussi des risques [5]. »

 

6 avril – Les plaies d’Égypte et d’ailleurs

Comme c’est bientĂŽt Pessah, (la PĂąques juive), il va ĂȘtre question dĂšs le 8 avril de la sortie d’Égypte, de la fuite hors de l’esclavage, de la libertĂ© et bien sĂ»r, des plaies. C’est d’actualitĂ©. Je rappelle que MoĂŻse demande Ă  Pharaon de laisser partir son peuple qu’il asservit, et que Pharaon refuse. Pour le faire cĂ©der, des flĂ©aux de plus en plus terribles frappent l’un aprĂšs l’autre l’Égypte : les eaux de la riviĂšre changĂ©es en sang, les grenouilles qui infestent le pays, les moustiques, la vermine, la mort des troupeaux Ă  cause de la peste, les ulcĂšres et les pustules, la grĂȘle et « du feu en plein dans la grĂȘle » qui dĂ©truisent les rĂ©coltes, les sauterelles qui dĂ©vorent ce qui en reste, les tĂ©nĂšbres et la mort des premiers-nĂ©s.

La plaie : par les temps qui courent, voilĂ  un concept bien utile, plus clair Ă  mon avis que « catastrophe » ou « effondrement ». Plus clair aussi que « crise ». En hĂ©breu, le mot utilisĂ© est « macah » ŚžŚ›Ś”, c’est-Ă -dire un coup. C’est quelque chose qui vous tombe dessus et qui vous bouffe le corps, indirectement en vous privant de nourriture ou directement par la vermine, la peste, les bubons et les ulcĂšres. Quelque chose qui vous frappe.

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je trouve aussi trĂšs Ă©clairante l’idĂ©e que les plaies vous frappent Ă  cause de quelque chose dont vous ĂȘtes responsable. Contrairement Ă  l’atmosphĂšre mĂ©caniste qui entoure le concept de catastrophe (les catastrophes s’enchaĂźnent, l’une entraĂźne l’autre, la nature s’emballe) et celui d’effondrement (on compare souvent la dĂ©cadence d’une civilisation Ă  un terrible effet domino), la sĂ©rie des dix plaies n’est pas une rĂ©action en chaĂźne. Comme le dit le Rabbin Berechiah, « Dieu a recouru Ă  une tactique militaire contre les Égyptiens[1] ». C’est trĂšs instructif.

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Le coronavirus SARS-CoV-2, pour ne citer que lui, est une plaie — d’autant que, littĂ©ralement, les plaies se traduisent par des maladies, ce qui implique un terrain favorable, de la prĂ©vention dans l’idĂ©al, des soins. Il ne s’agit ni de catastrophe ni d’effondrement, de calamitĂ© ou de dĂ©sordre. Ni mĂȘme de punition. Une plaie (ici une sorte de retournement de la nature contre des relations humaines dĂ©traquĂ©es Ă  son endroit, qui frappe en particulier les premiers nĂ©s, c’est-Ă -dire les personnes les plus ĂągĂ©es) est une consĂ©quence qu’en bon pragmatiste, on devrait prendre comme point de dĂ©part de nos raisonnements et stratĂ©gies futures. La maladie que ce virus engendre, le Covid-19, est lui aussi un effet dĂ©plorable, mais pas fatal, car l’expĂ©rience que nous en faisons a justement la qualitĂ© des effets des plaies en gĂ©nĂ©ral, celle de pouvoir porter vers une remĂ©diation.

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) Car les plaies sont des signes : voilĂ  un troisiĂšme fil. Ce ne sont pas des preuves, des indications fermes, des conclusions de processus anciens, des punitions divines. Ce ne sont pas non plus les Ă©tapes d’un cours cachĂ© de la nature, les stades d’une Ă©volution « nĂ©cessaire », la manifestation d’un processus irrĂ©pressible. Non, ce sont des signes. Et le propre d’un signe, c’est d’ĂȘtre dĂ©chiffrĂ©. Il faut le lire et le comprendre. Le signe n’annonce rien, il signale quelque chose qui est dĂ©jĂ  lĂ  mais qu’on ne voit pas. Son rĂŽle est d’attirer l’attention : par exemple, la fiĂšvre et la toux sĂšche sont des signes du Covid-19. Mais ils sont variables d’une personne Ă  l’autre et peuvent ĂȘtre mal interprĂ©tĂ©s, par exemple Ă  cause de l’angoisse qui les amplifie ou de la nĂ©gligence qui fait les mĂ©priser. La dĂ©marche d’interprĂ©tation des signes est par dĂ©finition tĂątonnante, expĂ©rimentale, personnelle aussi, avec l’appui de ceux qui peuvent vous faire profiter de leur expĂ©rience et de leurs connaissances.

Dans l’Exode, Pharaon ne veut pas lire les signes. Ce n’est pas qu’il n’y croit pas. Il est dans le dĂ©ni. Il refuse aux plaies la qualitĂ© de signe et les assimile Ă  un numĂ©ro de magie dont ses ensorceleurs eux aussi sont capables. D’ailleurs, un ami vient de m’apprendre que le mot utilisĂ© en hĂ©breu quand la parole est donnĂ©e Ă  Pharaon est celui, non de « frappe » mais de « miracle ». Pour avoir raison et garder le pouvoir, il accuse MoĂŻse de charlatanisme. Et il ment. Il promet Ă  plusieurs reprises de libĂ©rer les fils d’IsraĂ«l et quand les effets de la plaie qui a frappĂ© son pays s’estompent, il revient sur sa parole. Son cƓur « s’endurcit ». Alors frappe une nouvelle plaie, jusqu’à l’anĂ©antissement total, quand Pharaon ayant dĂ©jĂ  tout perdu lance son armĂ©e Ă  la poursuite des fils IsraĂ«l et finit ses jours englouti dans la mer rouge.

 

11 avril – Prenez soin de vous !

(
)  prendre soin de soi ne consiste pas uniquement Ă  apporter Ă  un « soi » par avance constituĂ© (il ne l’est pas) des soins appropriĂ©s ; c’est peut-ĂȘtre en prioritĂ© se soucier d’avoir un vrai soi, une personnalitĂ© Ă  soi, du caractĂšre, dirait Emerson. Bref, une individualitĂ©. Et voilĂ  une autre version de l’individualisme : il ne s’agit plus de rentrer en soi mais au contraire d’en sortir ; voyager et non s’isoler des autres, se relier et non rentrer en soi — ce qui, il faut le dire, garantit souvent de se trouver en trĂšs mauvaise compagnie, tant le soi est tyrannique, Ă©triquĂ©, prĂ©visible, tellement limité ; bref substituer au soi prison un soi tremplin pour un grand saut dans le monde.

Cela n’a rien d’évident, tout le monde le sait. Si « prendre soin de soi » implique se mettre en situation de dĂ©velopper son individualitĂ© et, par extension, se disposer Ă  recevoir mĂȘme ce qui n’était pas prĂ©vu, sĂ©lectionner les ressources, exiger (c’est politique) une redistribution telle que les « nourritures » (selon Corinne Pelluchon) nĂ©cessaires Ă  l’individuation soit effective, etc., alors la tĂąche est immense. Pour le coup, cela rĂ©clame beaucoup d’imagination, des efforts et aussi de l’intĂ©rĂȘt pour ce qui n’est pas soi. Alors que le premier individualisme consiste Ă  aller unilatĂ©ralement de l’extĂ©rieur vers l’intĂ©rieur, ce qui se solde par la perte du pouvoir de se connecter avec le dehors, le second dĂ©pend du mouvement inverse : aller de l’intĂ©rieur vers l’extĂ©rieur.

De fait, en anglais, c’est exactement cela que signifie : take care.

 

14 avril- Ces merveilleux canards et autres bĂȘtes en libertĂ©

que les animaux sauvages soient mangĂ©s, dĂ©pecĂ©s, dĂ©sauvagĂ©s pour ĂȘtre inclus comme animal de compagnie dans la maisonnĂ©e ou gĂ©nĂ©tiquement sĂ©lectionnĂ©s pour leur docilitĂ© et leur caractĂšre paisible, ils ne sont pas Ă  bonne distance. Les paradoxes Ă©noncĂ©s plus haut sont ici pleinement opĂ©rants : il y a un certain amour des bĂȘtes qui mĂšne en effet Ă  la cruautĂ© et un certain idĂ©al fusionnel qui mĂšne Ă  la maladie. La fameuse « distance sociale », symbolique ou matĂ©rielle, qui est nĂ©cessaire entre nous, les humains, est aussi nĂ©cessaire entre les animaux et nous.

Je pense qu’il ne viendrait Ă  l’esprit de personne d’essayer d’attraper les canards parisiens ou les daims batifolant dans les rues de Boissy-Saint-LĂ©ger pour les manger ou les apprivoiser. L’amour que ces animaux suscitent est d’un autre ordre : c’est celui qui naĂźt de l’expĂ©rience pleine du charme de l’étrange, de ce qui n’est pas appropriable ou assignable. C’est l’amour du sauvage.

(Extraits du blog de Joëlle Zask : https://laboratoireparallele.com/2020/04/14/coronajournal-de-joelle-zask/)

 

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JoĂ«lle Zask est philosophe, spĂ©cialiste de philosophie politique et du pragmatisme, maĂźtre de confĂ©rences HDR Ă  l’universitĂ© de Provence. Traductrice de John Dewey, elle a publiĂ© plusieurs ouvrages qui questionnent les formes dĂ©mocratiques de la participation. Elle travaille par ailleurs sur les enjeux politiques des pratiques artistiques contemporaines ainsi que sur les questions liĂ©es Ă  la crise Ă©cologique.

Retrouvez ici la bibliographie de Joëlle Zask.

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Coronajournal (extraits) de Joëlle Zask est disponible en version imprimable.

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