Monique Atlan et Roger-Pol Droit : Entre parenthèses (extraits)

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Entre parenthèses (extraits) de Monique Atlan et Roger-Pol Droit pour le Cahier du (dé)confinement

mars-avril-mai-juin 2020

mars-avril-mai-juin 2020

Jeudi 7 mai

R.-P.

La prochaine étape va bientôt commencer. Dans la crainte, l’incertitude et l’espoir. Dans un curieux mélange de libération et de résignation, de tâtonnements et de fragile confiance, de défiance générale et de désir d’en sortir.

Plus que jamais, apprentissage des sentiments mêlés. Avancer pas à pas. S’effrayer, oublier, espérer, recommencer. Se décourager, s’encourager, s’emberlificoter.

Il est simpliste d’imaginer une victoire, franche et nette – comme si le virus, soudain terrassé, laissait le champ libre. Simpliste aussi de croire à l’effondrement général, au chaos insurmontable, même si beaucoup y trouvent leur fonds de commerce auprès de crédules suffisamment déboussolés pour acheter leurs fables.

Ce qui nous attend, je ne sais sous quelle forme exactement, est un labyrinthe, j’y reviens encore. Une mosaïque de transformations et d’ajustements, abandonnant certaines activités, renforçant d’autres, inventant de nouvelles. Un patchwork d’ancien et de nouveau, au terme de tensions multiples et de crispations inévitables.

Avenir indescriptible, tout comme bilan impossible. Et quand, un jour, des historiens feront les comptes, ils se chamailleront.

A mes yeux, ce qui ressort de ce premier volet de l’épidémie est que ce virus fonctionne comme un révélateur et un intensificateur. Il ne crée pas de situation entièrement nouvelle. Il fait voir à vif, fait saillir les angles et les contours, montre les failles. En même temps, il accélère et accentue. Cette visibilité aiguë et cet accroissement soudain de ce qui existait déjà constituent, en un sens, une nouveauté. Mais tout était déjà là, moins clair, moins fort.

Ce que le virus a donné à voir, c’est notre insouciance. La liste de nos inconséquences sera-t-elle jamais complète ? Les risques de pandémie étaient connus, les rapports rangés dans des tiroirs. L’affaiblissement des hôpitaux était notoire, les cris d’alarme se perdaient dans le vide. La détresse des plus vieux, des plus pauvres et des plus faibles était patente, elle finissait sous le tapis, rendue invisible, avec les miettes.

Ce n’est encore que la part émergée de l’iceberg. Car la pandémie exhibe aussi la faiblesse des convictions, la fragilité des valeurs, l’abandon des exigences. Certes, elle a exacerbé des dévouements, fortifié des solidarités. Bien sûr, elle a suscité, et suscitera, inventions, recherches, héroïsme même. Mais la cacophonie et l’errance l’emportent. Elles dominent presque tout, en compagnie de la bêtise fière d’elle-même, flanquée de ses rejetons, qui se nomment haine, crédulité, vengeance et barbarie.

Une fois encore, tout était déjà là. Mais on voit mieux. Et tout va plus vite.

Ce qu’intensifie le virus est considérable. Là aussi, la liste ne peut être exhaustive. Les inégalités, sous presque toutes leurs formes, s’aiguisent et s’accroissent. Selon les revenus, l’éducation, la région, l’âge, la couleur de peau, le genre, l’état de santé, le poids… Déterminisme génétique et déterminisme social s’entrecroisent pour engendrer des destins dissemblables.

Ce qui vaut pour les individus vaut aussi, mutatis mutandis, pour les régions du monde, les équilibres géopolitiques, les balances commerciales, la répartition des richesses, la carte des pauvretés et celle des famines… Rien ne devrait être bouleversé de fond en comble, mais les distances existantes risquent de se creuser.

Le « déjà là » devient un « plus encore ». Facile à constater, par exemple pour le règne des écrans, qui finit d’asseoir sa domination et pour le mal-être et la dépression du commun des mortels qui ne voit plus quel est le sens de son existence ni de l’ensemble de ce qui l’entoure, enfin pour la distance entre les corps, qui se touchaient déjà bien peu, et le font de moins en moins.

 

M.

Des ronds blancs pour l’emplacement des pieds, des rectangles, des lignes, tracés à la hâte partout dans la ville, sur le sol. Une nouvelle topographie urbaine s’instaure pour délimiter nos emplacements distanciés de déconfinés, éventuels candidats au virus. Et ici il ne s’agit pas de tenter de mettre les ronds dans les carrés. Certains disent « c’est comme chez Ikea ». Je me dis que c’est un mini cauchemar orwellien. Comme un téléguidage, une assignation de nos positionnements, de nos postures. Une circulation à pied signalisée. Bien sûr, des systèmes de caméra de surveillance existent déjà dans la plupart des grandes villes, généralement invisibles et oubliées par nous, alors pourquoi cette nouvelle inquiétude ? Est-ce un degré de plus dans notre acceptation et notre participation à cette mise sous contrôle pour notre bien, même à l’arrêt de l’autobus ? Ou un simple sacrifice nécessaire et pragmatique pour déjouer ce virus qui fait le malin ?

3 772 367 cas confirmés, 264 189 morts, selon le Johns Hopkins Resource Center. Pas un visage, juste quelques lignes chiffrées. On note, on s’habitue, on se tait. Soumis au réel. On rêvait de l’avoir domestiqué, mis à sa main, il s’exprime, imperturbable, et élimine d’une pichenette l’escarbille de nos prétentions humaines.

Dès lors, sortir ou ne pas sortir dans quatre jours devient une sorte de pari que l’on se fait à soi-même. Un mélange grossier d’a priori et de croyances, un quitte ou double mâtiné d’éléments d’informations incertaines et pour l’heure invérifiables.

Il ne s’agira pas juste d’aller faire une course ou de prendre l’air mais, chaque fois, d’emporter avec soi son bagage d’appréhensions et de désirs contradictoires, de peurs, d’ignorance, d’instinct vital, toutes ces équations dont nous sommes chacun tissés, remisées au vestiaire pendant ces deux longs mois immobiles. On the road again.

*

Vendredi 8 mai

R.-P.

Qu’allons-nous faire de ce journal ? Envie de l’arrêter, parce qu’une page se tourne. Et aucune vocation à le poursuivre indéfiniment. Monique a d’autres choses à faire, moi aussi. Nous avons aussi en tête un nouvel essai à quatre mains, qui nous semble répondre à certaines questions de l’heure.

Au départ, en rédigeant ces pages, nous n’avions d’autre projet que de garder trace du parcours, de tenter d’y voir un peu plus clair dans nos perplexités, si l’on peut dire.

Au fond d’un tiroir ? Pour quelques proches et amis ? Finalement, nous avons résolu de mettre ces pages en ligne, sur mon site, pour qui voudra, comme une parenthèse à la mer. Il se pourrait que quelques phrases parlent à quelques-uns. Cela suffirait.

Il y a vingt ans, j’écrivais 101 expériences de philosophie quotidienne. Ce livre, avec ses très nombreuses traductions, a changé bien des choses dans ma vie. C’est grâce à lui que j’ai rencontré Monique, et que nous avons, depuis, vécu mille et une expériences.

Depuis le début de l’épidémie, j’ai plusieurs fois soutenu l’idée que le coronavirus nous fait vivre une expérience philosophique gigantesque, à la fois planétaire et multiforme. La cerner et la décrire, dans toute son ampleur et sa diversité, est évidemment exclu.

Mais il m’a paru possible d’ajouter à mes anciennes expériences deux ou trois dispositifs conçus pour aujourd’hui. Voici le premier.

Draguer déconfiné

Matériel : gel, masque, tests Covid

Durée : à préciser

Effet : compliqué

Vous lui avez offert une giclée de gel, parce que tout le monde peut avoir oublié le sien. Et vous avez remarqué ses doigts fins… Vous avez échangé des sourires, en tout cas des clins d’yeux, parce que sous le masque vous ne pouvez voir ses lèvres. Aussitôt, chacun a repris la bonne distance. Mais rien qu’au regard, au port de tête, à la gestuelle, la présence de vos désirs s’est imposée avec évidence.

Peu importe votre genre, peu importe celui de l’autre, désormais quantité de questions sont les mêmes. Questions pratiques, sanitaires, médicales, sexuelles et sociales en même temps.

Par exemple :

  • Comment garder son masque, ou à quelles conditions l’ôter ?
  • Peut-on, doit-on ôter son masque dès le premier soir ?
  • Quels tests vous garantissent de quoi ?
  • Evoquer ses souvenirs du confinement, est-ce habile, maladroit, débile ?
  • Y a-t-il une appli qui permette de sécuriser les rencontres ?
  • Le Covid est-il sexuellement transmissible ?
  • La question précédente a-t-elle un sens ? Si oui lequel, si non pourquoi ?
  • Quelles sont les différences entre un bal masqué et une rencontre avec masques chirurgicaux ?

Le jeu consiste à trouver des réponses à ces questions qui ne se posaient pas dans le temps d’avant, à inventer d’autres questions pour la suite.

Jusqu’au moment où, sans doute, on oubliera, on se contentera de rire ou de pleurer, de temps à autre, des souvenirs des mois sombres.

A condition de n’avoir pas eu la malchance d’attraper le virus, de développer une forme grave, et de se retrouver au cimetière, et dans les statistiques, minoritaires, des gens encore jeunes, en bonne santé, mais foudroyés.

Ce qui donne à la drague déconfinée, à votre choix, son parfum de risque ou d’angoisse. Il se pourrait que rien ne protège, en fait, de ce sentiment ambigu.

 

M.

J-3, l’excitation monte. On le sent dans l’air, comme un piaffement : programmation de rendez-vous chez le coiffeur, chez le médecin, invitations à déjeuner, appels de réparateurs de machines qui n’ont pas tenu leurs promesses quand on avait besoin d’elles, réunions des familles, sans compter la remise en route des réflexes professionnels pour prendre le pouls inquiet de nos avenirs respectifs. Attention, je ne parle pas ici de ceux de la zone verte face à ceux de la zone rouge : les libérés et ceux qui demeurent en zone occupée par le virus. Non, il s’agit de zone rouge et verte en chacun de nous, avec l’envie de foutre en l’air tous ces interdits récents et la crainte sourde du déconfinement, tout emmêlées. L’envie de vivre tout simplement, avec risques à notre appréciation.

Là encore, ce qui me frappe, c’est la part d’illusion, de croyances qui sature nos pensées à ces moments-carrefour. Il nous est demandé d’évaluer individuellement les risques ou la prudence de mise, comme si celui avéré du virus exigeait une attention plus grande que tous ceux inconscients pris chaque jour de notre vie sans virus. Comment allier risque et prudence, si ce n’est au cas par cas, au jour le jour, avec, incontournable celui-là, le risque de l’erreur ?

Ne serait- ce pas plutôt la grande illusion d’une vie sans risque qui serait à questionner, une vie synonyme de mort à l’intérieur même de la vie ? Cette illusion nous tient lieu de vade-mecum quotidien pour avancer sans avoir froid aux yeux.      Elle n’est en réalité que le dernier rempart à défaire, avant l’ultime étape, le morceau de roi, l’acceptation de l’idée même de sa propre mort, tous risques bus.

Donc lundi prochain, il s’agira de reprendre le défi périlleux de vivre, d’en être à la fois heureux et lucidement inquiet.

 

 

 Extraits du blog de Monique Atlan et Roger-Pol Droit

http://rpdroit.com/

Du 14 mars au 10 mai 2020, nous avons noté, jour après jour, nos sidérations, craintes, interrogations, réflexions et incertitudes.

Pour garder une trace. Pour tenter d’avancer, au moins de tenir. Pour essayer de savoir si un basculement du monde avait commencé, avec quelles conséquences.

Ce ne sont que des fragments d’impressions, d’émotions, des bribes d’analyse. Donc librement mis en ligne, à partager.

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 Monique Atlan, journaliste-rédactrice en chef à France-Télévisions

et Roger-Pol Droit, philosophe, écrivain

ont cosigné :

  • Vues de l’esprit, une série de 40 émissions sur France 5 (2003)

et deux livres :

 

©Monique Atlan et Roger-Pol Droit, 2020

Texte déposé à Clicdépôt de l’Association Scam Vélasquez.

Tous droits réservés.

Mis en ligne le 12 mai 2020 sur le site www.rpdroit.com

Citations autorisées avec mention de l’origine.

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Entre parenthèses (extraits) de Monique Atlan et Roger-Pol Droit est disponible en version imprimable

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