Julia Beauquel : De silencieuses scènes de vie
De silencieuses scènes de vie de Julia Beauquel pour le Cahier du (dé)confinement
mars-avril-mai-juin 2020
mars-avril-mai-juin 2020
Cette période est par bien des aspects « impensable », écrivait Robert Maggiori dans un message au sujet du Cahier paradoxalement destiné à recueillir des pensées ou au moins des impressions sur ces temps étranges en lesquels le besoin de comprendre, l’envie de réfléchir et la tentation d’écrire afin de partager ses idées avec d’autres croissent proportionnellement à l’ampleur de la situation dans laquelle « nous » nous trouvons, chacun à notre manière.
« Impensable ». Le terme semble approprié à la situation, si bien qu’il serait raisonnable d’acquiescer un moment, puis de s’employer à autre chose.
Mais le défi est lancé. L’esprit philosophique, mû par ses raisons que la raison ignore, se sait déjà pris au piège d’une contradiction, d’un problème à résoudre : Impensable, en quel sens, pourquoi ? À quoi, précisément, Robert Maggiori pense-t-il en utilisant ce terme tout en suggérant qu’on ne peut s’empêcher, malgré tout, de rationaliser ce qui semble inconcevable ? À cette situation aussi inattendue et imprévisible qu’inadmissible parce que tragique et injuste, d’une part ? Ou d’autre part à cette réalité trop complexe pour être clairement saisie et exprimée de manière univoque et satisfaisante ?
S’interdire de réfléchir, on ne voit pas pourquoi il le faudrait, certes. On peut en revanche prendre au sérieux des raisons de se priver d’écrire, en se souvenant, par exemple, de la prescription de Wittgenstein selon laquelle « ce dont on ne peut parler, il faut le taire ».
Moralement, dans un contexte inhabituel et grave, il paraît de bon ton de n’être rien que l’écho silencieux des grandes douleurs muettes. Des gens souffrent physiquement et meurent ; d’autres souffrent moralement et pleurent, et les héros de la société agissent nuit et jour pour tenter de sauver les uns dans l’espoir de soulager les autres. Pour qui mesure sa chance de ne pas être confronté à cela de près, la retenue voire le retrait total s’imposent. Le flux abondant et incessant des discours ne manque ni de bavardages, de bêtises, de maladresses, de propos déplacés voire indécents, ni de heurts, de blessures, d’indignations ou de colères.
« Rester chez soi », c’est peut-être aussi savoir demeurer dans les limites du juste et du nécessaire : nourrir humblement l’espoir que tout s’arrange au plus vite en prononçant « merci », que ce soit dans la prière chuchotée ou par le dessin, le chant, la danse ou encore les applaudissements.
Intellectuellement, que peut-on, sinon adopter l’attitude du sage Socrate qui ne croyait pas savoir ce qu’il ignorait ? Qui ignore encore que l’on sait fort peu de chose de cette forme actuelle de virus tout comme de l’importance et de l’hétérogénéité de ses conséquences incommensurables, immédiates ou médiates, proches ou lointaines sur les sociétés, bref, qui ne sait pas que du présent et du monde d’après, on ne sait à peu près rien ? S’il était vrai que la métaphysique avait renoncé à des concepts aussi épistémologiquement délicats que le sont Dieu, la mort ou la liberté, que devrions-nous penser de celui de « monde au temps du coronavirus » ?
L’une de nos ignorances est la suivante : cette épidémie a-t-elle rendu les choses plus obscures et impénétrables ou au contraire, comme on est tenté de le croire, plus limpides, révélant sous une lumière blafarde et aux yeux de tous les grands problèmes de l’humanité et les principales voies à suivre pour les résoudre ? Quelle est l’illusion la plus coupable : celle d’un avenir pire ou d’un avenir meilleur ? Vivons-nous la fin du monde ? Ou la fin d’un monde, condition nécessaire du commencement d’un autre ? Les moitiés de verres n’ont jamais paru aussi vides et aussi pleines ; et jamais la liste des raisons d’espérer et de désespérer n’a été aussi longue.
En l’absence de réponses, il faut au moins savoir, avec prudence, s’abstenir de participer au chaos des sautes d’humeur ou à la cacophonie des opinions, et essayer, avec humilité, de (se) poser des questions sincères. Que penser de la séparation qui a éloigné ceux dont l’existence s’est dramatiquement accélérée (voire précipitamment arrêtée) de ceux pour qui elle s’est transformée, ralentie et presque immobilisée ? Un temps considérable a été pris à certains ; tandis qu’un temps tout aussi considérable a été donné à d’autres. Les premiers n’ont pas vu les merveilles du printemps que les seconds n’auraient jamais pensé pouvoir goûter sous un ciel si longtemps bleu. Au sein même des existences ralenties, les impressions varient sur un spectre largement déstabilisant, des vertiges de l’angoisse au sentiment presque serein né d’une quiétude inhabituelle.
Tenter d’unifier cette diversité par la pensée n’aurait guère plus de sens que de créer un concept qualifiant parfaitement le sentiment produit par le mélange sonore des sirènes d’ambulances, des vols d’hélicoptères, des tintements de cloches d’églises fermées, du délicieux chant des merles ou des fervents applaudissements. Ou l’impression suscitée par les rues sans voitures, les cieux sans avions, les nuits citadines sans autre bruit que de lointains aboiements.
Dans ce contexte, peut-on savoir si l’on a le droit, au prix de nouvelles sortes d’inquiétudes et de quelques nuits d’insomnie anxieuse, de se sentir par ailleurs libéré des oppressions habituelles du bruit, de la pollution et des impératifs horaires ? S’il est sain de vouloir avec son enfant savourer chaque instant, éprouver le plaisir de sentir les fleurs, la joie de trouver des escargots et d’observer, grâce à l’immobilisation des hommes, les mouvements des fourmis, des abeilles, des scarabées, des coccinelles, des papillons et des sauterelles ? Bref, est-on coupable, lors de promenades chronométrées, d’avoir admiré à fond la beauté d’un monde d’où l’humain semble s’être absenté ?
Esthétiquement, avec le plus de légèreté possible, voilà la façon dont nous achèverons ces quelques considérations. Car l’esprit d’Oscar Wilde nous rappelle parfois combien « la vie imite l’art ».
Il faut remarquer d’abord que pour des étudiant(e)s et leurs enseignant(e)s dont le programme de culture générale portait cette année sur les thèmes de la vitesse en tant que phénomène moderne aussi délirant et nuisible que fascinant pour l’homme ; puis du ralentissement comme nécessaire au bonheur, il est tout de même étrange et ironique d’avoir dû cesser d’aller en cours exactement au début du troisième et dernier chapitre portant sur l’immobilité, que l’on a presque pu traiter depuis son lit, à l’instar d’Alexandre Le Bienheureux ou d’Oblomov qui faisaient partie du programme. Pour le dernier trimestre, des travaux pratiques contraints ont pu, d’une certaine manière assez troublante, coïncider parfaitement avec la théorie, prouvant au moins que la cohésion entre les actes et les pensées peut exister et au mieux, que la lenteur permet en effet d’appréhender le monde différemment.
Seul l’avenir dira si tout cela suit réellement le déroulement d’une logique apparente et si chacun va pouvoir ou non, en sortant de l’immobilité, continuer de suivre les intitulés proposés par les auteurs du manuel et « s’épanouir à son rythme » ou « inventer des rythmes différents ».
À ma demande, chacun de vingt-neuf étudiant(e)s de Design Graphique et de Design de Mode de l’École de Condé à Nancy ont choisi d’écrire un texte sur l’une et/ou l’autre de deux séries superbes de photographies du couple d’artistes Brodbeck et De Barbuat, images elles aussi fort troublantes par le caractère d’ « anticipation » que l’on pourrait rétrospectivement leur attribuer.
Les « Scènes de vie » (2006-2008), observées depuis une perspective plongeante, sublimaient ce que l’on pourrait percevoir aujourd’hui comme les instants suspendus d’un confinement mélancolique mais gracieux.
Pour « Silent World » (2008-2012), grâce au procédé du daguerréotype, les artistes rendaient invisible, dans les mégapoles vides, l’agitation continuelle que la prise de vue n’enregistrait pas, produisant ces images alors parfaitement impossibles qui ces derniers mois sont devenues notre irréelle réalité.
Chaque étudiant(e) a ainsi proposé son interprétation, son voyage singulier « dans » les œuvres en question ; voyage qui bien sûr est en même temps indirectement, une manière de penser le confinement. Voici le texte construit d’après ma sélection d’une ou deux de leurs phrases poétiques. Pas de pensée univoque, donc, mais des impressions multiples et des perspectives diverses, qui à certains égards, tout de même, se rejoignent.
Julia Beauquel
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« SILENT WORLD »
Série « Silent world » (36 photographs, 42 dried flowers, 3 videos, 14 drawings, 2008-2012), Simon Brodbeck & Lucie de Barbuat
This series of large-scale images finds its origins in the beginnings of photography, when Louis Daguerre’s «Boulevard du Temple» photograph from 1838, showed an apparently empty street where only a shoe-shine was visible. The exposure length 3-5 hours long allows only immobile elements to appear on the photograph. Human activity disappears. The images are then recomposed, reworked bringing together two technological periods of Photography’s History. Our intention in this project was to merge what exists and what imagination projects on our world. An inner and silent representation of our world.
www.brodbeckdebarbuat.com/silent-world
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Tom – La petite fille pense : ma solitude sonne comme une interdiction de me trouver ici. Je ne suis qu’un sujet d’expérience dans la création de l’Homme…
Charlotte – … je ne sais pas si la normalité ce sont les bruits quotidiens, ou ce calme plat qui permet de diriger notre regard sur ce qui nous entoure…
Coralie A. – Les règles ne tiennent plus, je peux marcher où je veux, faire tout ce qui me chante !
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Cloé – Mais c’est comme si le fait d’être seule l’empêchait de savoir quelle direction prendre.
Lucile – L’être humain vit en société et non seul ; ce qui pourrait le rendre inapte à se retrouver dans une telle situation.
Alexis – Des fois… on se lance dans des choses… peine perdue !
Lamine – Les personnages ont l’air abandonnés dans un monde trop grand pour eux.
Amanda – Pourquoi sont-ils là? Pourquoi sont-ils seuls? Pourquoi se cachent-ils en tournant le dos?
Cloé – Une tristesse particulière émane de ces moments de vie.
Jeanie – L’abandon, la solitude… mais aussi l’apaisement, le calme, le silence…
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Ludivine – Le silence : un soulagement ou une peine. Un désir ou une phobie. Le silence est là : il est à nouveau roi.
Caroline – nous fait prendre conscience de la beauté et de la grandeur de notre monde.
Lisa S – La grandeur apparaît dans ces constructions gigantesques, ces espaces vides et les perspectives.
Alice – Un vide à l’atmosphère bien étrange où le bruit blanc du vent berce ces géants de béton. Je redécouvre cet univers où je me sens à la fois roi et intrus.
Louis – Le plus beau dans ces images est qu’elles montrent l’absence…
Lamine – L’homme seul face à son œuvre.
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Charlotte – Notre ouïe perçoit le moindre bruit.
Alicia – Les flâneurs n’entendent que le son léger du vent, tel un murmure emportant avec lui les souvenirs sonores d’une ville en agitation.
Caroline – Les seuls endroits véritablement calmes sont ceux dans l’ombre, ceux qui sont désolés, les lieux saints.
Juliette – L’homme offre à ses créations ce qu’il est incapable d’avoir lui- même : une vie éternelle. Calme, silence… Paix : telle une caresse délicate qui nous emmène…
Antoine – … vivre dans l’instant un moment d’éternité.
Louis – L’horloge se cale sur l’homme : non plus sur la ville.
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Dylan – Voyage intérieur : un monde dans un monde.
Charlotte – L’état de l’âme qui se donne tout entière à la méditation, la contemplation.
Antoine – Il n’y a pas de passé, pas de regrets ni de nostalgie dans ces instants de vie fixés.
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Coralie A. – le silence de ce monde me donne des acouphènes. Il devient un cri intérieur qui demande à remplir ce vide.
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Alexis – Il n’y a pas de silence sans bruit.
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Laura-Marie – Il y a du mouvement dans les drapeaux. La femme avec cette couleur rouge montre une force qui la laisse sortir de la grande ville morte…
Cloé – Une silhouette, dans un espace vaste, peut aller où elle le souhaite.
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Lisa S – Un bruit de pas et le chant des oiseaux se font entendre !
Alice – Mon corps ressent ce besoin de parcourir ces vastes espaces…
Virgile – …de m’adonner à ma passion en toute quiétude au milieu d’une architecture urbaine que j’apprécie !
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Alice – Je suis cette voix qui coupe le silence de ce monde qui s’est tu.
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« SCÈNES DE VIE »
Série « Scènes de vie » (24 photographs, 2006-2008), Simon Brodbeck & Lucie de Barbuat
Scènes de vie reveals from the height of a ceiling a moment of simple and daily life. The view from above undermines this banality by depicting these fragments of life in a pictorial way. The living become recumbents, the beds become drawings, spaces become plans, life a geometry and an enigma. Inspired by stories of imminent death, where the soul escapes from the body to begin a journey to the afterlife, this point of view questions the representation of images. Overwhelming the notions of perspective and depth of field intimately linked to photography, it causes the viewer to lose his usual reading landmarks, transforming volumes into surfaces. www.brodbeckdebarbuat.com/vertiges
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Océane B. – Le regard ne voit que la noirceur du ciel se reflétant sur l’étang.
Coralie F. – Un homme dans une forêt, allongé dans une rivière, se laisse submerger et emporter par elle. Il a l’air d’être habillé comme pour un grand événement. Les yeux fermés, pieds nus et les mains posées sur son torse avec une plante entre elles, il effectue son dernier voyage.
Elsa – Une sorte de distance bouleverse notre perception ; le point de vue en plongée perturbe le regard.
Manon – l’idée de l’au-delà, comme un photographe volant se mettant à la place d’un simple oiseau, un pêcheur de clichés sortis des nuages… ou un dieu observant le monde.
Coralie S. – On accorde plus d’importance aux détails sur un format aussi grand.
Cécilia – La représentation de corps, étirés ou recroquevillés, mais détendus, évoque l’idée d’une réflexion sur soi, une introspection… une certaine sérénité et un lien fort entre le corps, l’esprit et le milieu.
Charline – Il est temps de reprendre notre souffle, de nous reconnecter avec notre nature et notre espace. Nous arrêter sur nos moments de vie les plus intimes.
Coralie S. – Les personnes immortalisées de manières aussi statiques me feraient presque penser à des fantômes !
Cloé – Je n’oserais faire du bruit au milieu de ce silence absolu, tellement agréable à voir qu’on n’oserait à peine le perturber.
Laura-Marie – On pense presque qu’ils se demandent : « Pourquoi suis-je ici ? »
Caroline C. – Il nous arrive parfois de ne rien faire du tout. Nos yeux se perdent et nous ne pensons plus à rien et en même temps nous pensons à tout.
Océane U. – Le bruit ambiant autour de nous n’existe plus et nous n’écoutons que notre for intérieur. Chaque instant est réellement vécu et apprécié à sa juste valeur.
Elsa – Le quotidien prend la forme d’un rêve, ce qui pourrait sembler banal devient un monde imaginaire.
Priscille – Je suis débarrassée de la vie qui file, qui ne m’attend pas, et savoure le vide dans le silence.
Pensant autrement, je sors de l’ordinaire, en restant sincère.
Océane B. – Le soleil apparaît parfois sur le sol, comme un espoir.
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Nos plus vifs remerciements aux artistes Simon Brodbeck et Lucie de Barbuat (www.brodbeckdebarbuat.com) et à chacun des vingt-neuf étudiant(e)s de Design Graphique et de Design de Mode de l’École de Condé à Nancy.
Julia Beauquel est philosophe et membre associé au Laboratoire d’Histoire des sciences et de philosophie – Archives Henri Poincaré de l’Université de Lorraine.
Elle a écrit notamment sur l’esthétique philosophique de l’art contemporain pour la galerie Hervé Lancelin à Luxembourg. Spécialiste en esthétique de la danse, elle a longtemps dansé avant de soutenir sa thèse de doctorat sur ce sujet en 2013. Elle a publié Danser, une philosophie (Carnetsnord, 2018), pour lequel elle a reçu en 2019 le prix des Rencontres Philosophiques d’Uriage.
Retrouvez ici la bibliographie de Julia Beauquel.
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