La gratitude

Ce qui empoisonne la morale, c’est que le mal est plus facile que le bien. Le mal, en effet, il suffit de le faire une fois pour l’avoir fait pour toujours – s’il n’est guère de pardon. Alors que le bien, lui, ne se thésaurise pas, et l’avoir fait une fois ne dispense pas de le faire et refaire encore. Ainsi le militaire qui trahit, livrant ses amis à l’ennemi, devient-il un traître, est un traître et le restera, alors que le pauvre qui donne à plus pauvre que lui, accomplit certes une bonne action, admirable même, aussi admirable que celle du mauvais nageur sautant malgré sa peur dans le torrent pour sauver un enfant, mais ni l’un ni l’autre n’est pour autant, à partir de ce moment là, généreux ou courageux pour toujours. Une petite carence de la langue française le laisse voir à propos de la gratitude: négativement, on est un ingrat, si pas une fois on n’a manifesté à quiconque la moindre reconnaissance pour un bien reçu, mais positivement, si on l’a déjà fait, honnêtement et sincèrement, on n’est pas pour toujours… un «grat». Gratitude a pour contraire ingratitude, mais ingrat n’a pas, en français,  d’antonyme (existant en d’autres langues: grateful, grato, agradecido). Doit-on en tirer que la gratitude est une vertu «clignotante», qu’elle ne peut devenir un «état», une modalité d’être (d’où l’expression « je vous sais gré », en lieu et place de « je vous suis gré »), un penchant moral stable, et encore moins un «trait de caractère»? Comment a-t-elle pu être qualifiée – par Cicéron – de  «mère de toutes les vertus», si elle se manifeste «par réaction», si elle suscitée par un bien reçu, une faveur qui lui vient d’autrui, si elle est «seconde», s’il lui manque donc cette «force des commencements», inaugurale, propre à toute vertu, et à l’amour en particulier?

Que gratitude dérive du latin gratitudo – à savoir une disposition ou un sentiment d’affection et de reconnaissance pour un don, une faveur ou un bénéfice reçus, qu’accompagne la sincère intention de les rendre – saute aux yeux. Il vaut la peine cependant d’explorer davantage le mot, venant donc de gratus, «reconnaissant». Si le substantif gratitudo est monosémique – signifie uniquement reconnaissance, mémoire du bénéfice reçu – l’adjectif gratus, en revanche, renvoie à plusieurs significations: un sens qu’on poussait dire objectif, l’associant à ce que l’on trouve à son gré, ce qui est « gradito », agréé, agréable, plaisant, apprécié, bienvenu – ce que n’est pas la persona non grata – et le sens subjectif d’«être reconnaissant», voire obligé ou redevable. Les deux acceptions ne sont pas divergentes cependant: la reconnaissance n’est pas dissociée en effet d’un sentiment d’agrément, de plaisir, dans la mesure où la faveur reçue n’a pas été demandée et n’est sujette à aucune condition, ni psychologique, ni morale ni pécuniaire: elle est donc – là accourent les termes parents – «gracieuse», gratuite, gratis, gratifiante, et on peut se congratuler de l’avoir obtenue et congratuler le généreux donateur, lui dire grazie. L’italien ringraziare ou l’espagnol dar la gracias se lient à la famille, alors que les français remercier et merci dérivent de merces, signifiant d’abord «prix», salaire, récompense, rançon, puis «faveur», pitié (sans merci), dépendance (être à la merci de), «grâce» (Dieu merci, demander merci ) et «rendre grâce à», soit remercier, tandis l’anglais thanks et l’allemand Danke charrient tous deux une parenté avec «penser», to think, denken, probablement au sens de «penser à», de «ne pas oublier» le bien qu’on nous a fait, être thankful ou dankbar. Les voies linguistiques qui conduisent au « merci » de la gratitude sont infinies!

Toutes ces expressions touchent en fait l’un ou l’autres des trois «niveaux» que saint Thomas d’Aquin voyait dans la gratitude: reconnaître le bénéfice reçu, louer le donateur, lui «rendre grâce» et le remercier, enfin, selon les possibilités ou les opportunités, se faire un devoir et une «obligation» de redonner, rendre la faveur (ce que traduit le remerciement portugais: obrigado)

Toute la vertu de l’amour tient à la force d’aimer, et non d’être aimé – comme on le lit déjà dans le Banquet platonicien. Et c’est peut-être cet infinitif actif qui, de prime abord, semble faire défaut à la gratitude. On le disait: elle est seconde, réactive: de fait, même exprimée ou cultivée dans le silence de l’âme, la gratitude relève toujours d’une dynamique relationnelle dans laquelle elle n’a pas de pouvoir initiateur: elle se manifeste toujours vis-à-vis de quelque chose ou envers quelqu’un(e), dont l’action l’a précédée. Le bien a été fait – mais pas par moi, qui suis désormais placé en position de l’accueillir et de le bénir sans l’avoir crée. Du point de vue psychologique, cette position est susceptible de faire naître comme un sentiment d’infériorité, une «gêne» comparable à celle du démuni à qui est allouée une allocation de subsistance, ou à celle que quiconque éprouve lorsqu’il reçoit un prêt d’argent, un subside, une aumône, une «aide humanitaire». Votre généreux secours m’est précieux, je vous en sais gré et vous remercie – mais comme j’aurais voulu n’en avoir jamais eu besoin! Ce sentiment n’est jamais celui de l’ingrat, dont l’ego est si vorace qu’il pense uniquement à s’engraisser et à tout prendre pour lui, sans se soucier de la provenance des «dons», ni de l’identité, des motivations, des intentions de ceux et celles qui lui viennent en aide. Mais la personne de conscience, elle, peut se sentir «en dette», souffrir d’être en position de débitrice, et, afin de ne pas la ressentir comme une douleur d’humiliation, vouloir au plus vite s’acquitter, autrement dit retrouver une «logique du don» dans laquelle l’échange rétablit la parité.

Mais n’est-ce pas là oublier la «grâce» qui est dans la gratitude? Si celle-ci met «à rude épreuve», ce n’est pas parce qu’elle m’endette, mais parce qu’elle fend la cuirasse d’orgueil dont je m’entoure pour me sentir fort par moi-même et invulnérable, et qui, de fait, n’est qu’une armure de papier, un leurre, une illusion – car nul être humain n’est autonome et auto-suffisant, aucun ne peut être sans les autres, sans une vie reçue, un langage reçu, une éducation reçue, une culture reçue… Quand l’armure tombe en miettes, on s’aperçoit qu’à la lettre la gratitude est un reçu, un «certificat» qui atteste que la vente et l’achat ont bien eu lieu, que la facture a bien été payée – que j’ai reçu en cadeau la faculté de devenir un être humain par d’autres êtres humains, que j’ai reçu l’aptitude à faire le bien par d’autres êtres humains, qui l’ont déjà fait alors que j’en étais encore incapable. La logique de l’échange crée la symétrie. Le mal, de même, comme il en va dans la vengeance – laquelle, de plus, l’infinitise », un mal toujours plus grand répondant sans cesse au mal subi. Dans la gratitude se crée au contraire une relation que Catherine Chalier a dit être «asymétrique»: être reconnaissant, c’est toujours répondre à une action faite à mon profit, mais cette réponse est quand même éveil de ma conscience, laquelle, secouée certes par autrui, peut alors «voir» que le bien peut se faire puisqu’il a déjà été fait. L’ingratitude interrompt comme une fin de non recevoir l’action morale, provoque la déception, le regret, fait se rétracter la bonne intention du donateur comme une corne d’escargot, laissant ainsi au mal la possible de reprendre ses cycles délétères. La gratitude, au contraire, laisse ouverte la voie au bien, permet à l’action morale de se poursuivre, «gracieuse», gratuite et jamais achevée. A strictement parler, la gratitude n’a rien à rendre – que rendre au Dieu qui nous aurait crées? aux parents qui nous ont éduqués? aux maîtres qui nous ont formés? à ceux et celles qu’on a aimés, qui nous ont aimés et qui ne sont plus là? – mais par la grâce elle restitue et fait voir à tous la beauté que renferme et diffuse un geste d’altruisme.

Robert Maggiori

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