Sabine Prokhoris : Partager l’incertitude

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Partager l’incertitude de Sabine Prokhoris pour le Cahier du (dĂ©)confinement

mars-avril-mai 2020

mars-avril-mai 2020

« Quand nous pensons Ă  l’avenir du monde, nous visons toujours le point oĂč il en sera s’il continue Ă  suivre le cours que nous lui voyons suivre aujourd’hui ; nous ne prĂȘtons pas attention au fait qu’il ne se dirige pas en ligne droite, mais suit une courbe, et que sa direction change constamment. »

Cette remarque de Ludwig Wittengstein, plus que jamais d’actualitĂ©, mĂ©rite d’ĂȘtre mĂ©ditĂ©e, dans un moment oĂč les multiples inconnues de la crise globale que nous traversons suscitent tant et tant d’interprĂ©tations hĂątives, et comme prĂȘtes Ă  l’emploi.

Ligne droite ou courbe sont bien sĂ»r ici des images, pour donner Ă  penser l’impossibilitĂ© de la prĂ©diction, et l’erreur commune qui consiste Ă  vouloir dĂ©duire d’un instant « t » une suite nĂ©cessaire. Comme toute image destinĂ©e Ă  soutenir et Ă  articuler une rĂ©flexion, elles sont utiles Ă  condition que l’on saisisse sur quel trait se fonde le mouvement d’abstraction qu’elles nous proposent pour nous aider Ă  rĂ©flĂ©chir. Ici il s’agit de cette propriĂ©tĂ© spĂ©cifique de la courbe : en chacun de ses points elle dĂ©vie de la ligne droite. C’est le caractĂšre incessant et continu de ce qui dyscontinue[1] sans cesse une droite imaginaire qui est ici la proposition intellectuelle forte que Wittgenstein soumet Ă  notre mĂ©ditation, au moyen de cet usage figurĂ© de ligne courbe. Une sorte de clinamen[2] continu en somme. L’image du zigzag ne permettrait pas cela, car elle offre Ă  l’imagination une sĂ©rie, alĂ©atoire peut-ĂȘtre, de lignes droites.

Autrement dit, le dĂ©fi de Wittgenstein ici est le suivant : comment penser rigoureusement une situation en mouvement ? Et comment tenter de le faire lorsqu’on est comme aspirĂ© au cƓur de ce prĂ©cipitĂ©, de cet emballement soudain des dyscontinuitĂ©s qu’est une crise aussi multiforme que celle qui nous emporte depuis quelques semaines dans ses tourbillons ? Une crise Ă  la fois, et de façon inextricablement enchevĂȘtrĂ©es, sanitaire, sociale, Ă©conomique, intime et collective. Une crise qui nous affecte tous, sous des modalitĂ©s et Ă  des degrĂ©s divers, aux incidences immĂ©diates et lointaines aujourd’hui impossibles Ă  mesurer et mĂȘme Ă  apprĂ©hender, mais dont personne, Ă  un titre ou un autre, ne peut se trouver indemne.

Si en temps ordinaire la pente paresseuse et satisfaite du « je sais tout, j’ai tout compris, voilĂ  l’explication, et d’ailleurs, en vĂ©ritĂ© je vous le dis, voilĂ  ce qui va/doit nĂ©cessairement arriver », fait partie du paysage mĂ©diatico-intellectuel accoutumĂ©, dans le temps extraordinaire que nous vivons s’y ajoute comme triomphalement : « en vĂ©ritĂ© j’avais prĂ©dit ce qui arrive, et maintenant voilĂ  ce qu’il faut faire. » En toute mĂ©connaissance de cause(s).

On nous permettra de garder face Ă  ces tentations, certes de nature Ă  colmater, et sans doute Ă  soulager, l’immense et bien comprĂ©hensible angoisse oĂč nous jette une situation aussi crĂ»ment rĂ©tive Ă  notre « dĂ©sir de trouver une assiette ferme » (Pascal), une certaine distance critique. Car Ă  prĂ©sumer du pouvoir explicatif et rĂ©parateur de telle ou telle Weltanshauung[3] qui n’est jamais rien d’autre que la projection de nos dĂ©sirs et/ou de nos dĂ©testations, on s’expose au mieux Ă  agiter du vent, au pire Ă  contribuer au dĂ©sastre.

Il est vrai que « partager l’incertitude », pour emprunter Ă  Freud  une formule par laquelle il dĂ©finit la tĂąche tout Ă  la fois exigeante et modeste de l’interprĂšte, est la chose du monde la plus difficile – et la plus dĂ©ceptive.

C’est pourtant la condition, indispensable quoique inconfortable, pour espĂ©rer avancer dans nos connaissances, et raisonnablement pouvoir agir.

*

[1] Orthographe que j’ai ailleurs utilisĂ©e pour essayer de rĂ©flĂ©chir Ă  la question de la transformation et de l’évĂ©nement : du continu mais jamais en ligne droite, justement. ( dans L’Insaisissable Histoire de la psychanalyse, Puf, 2014)

[2] Le clinamen est chez LucrĂšce la petite dĂ©viation qui brise le cours de la chute rectiligne des atomes, « en un moment et un temps indĂ©terminé . Le cours du monde s’en trouve imprĂ©visiblement modifiĂ©. Nos actions sont aussi de tels clinamen.

[3] « Une Weltanshauung est une construction intellectuelle qui rĂ©sout, de façon homogĂšne, tous les problĂšmes de notre existence Ă  partir d’une hypothĂšse qui commande le tout, oĂč, par consĂ©quent, aucun problĂšme ne reste ouvert, et oĂč tout ce Ă  quoi nous nous intĂ©ressons trouve sa place dĂ©terminĂ©e. » (S. Freud)

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Sabine Prokhoris est psychanalyste et philosophe. Auteur de nombreux ouvrages, elle tient une chronique pour Libération. Elle intervient également dans le champ chorégraphique, principalement comme critique.

DerniÚre publication : Au bon plaisir des « docteurs graves », à propos de Judith Butler, puf, 2017

Retrouvez ici la bibliographie complĂšte de Sabine Prokhoris.

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Partager l’incertitude de Sabine Prokhoris est disponible en version imprimable.

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