GĂ©rard Bensussan

Philo Blog

Gérard Bensussan pour le Cahier du (dé)confinement.

mars-avril-mai-juin 2020

mars-avril-mai-juin 2020

« Il y a en effet une mĂ©chancetĂ© française », Ă©crit Camus en pleine guerre d’AlgĂ©rie (Chroniques algĂ©riennes, Gallimard, 1958, p. 12). Le contexte a passĂ©, la « mĂ©chanceté » non.

Elle se tisse d’une haine inextinguible, profonde, structurelle – qu’aucune loi n’endiguera car elle est bien plus vieille que les rĂ©seaux sociaux. Elle dĂ©lie du dedans la possibilitĂ© d’un lien. Elle se forme d’une coagulation en guerilla civile des ressentiments et des dĂ©testations (riches / pauvres; peuple / Ă©lites; territoriaux / mĂ©tropolitains; ultrafĂ©ministes / « porcs »; « patriotes » / maastrichiens; nowhere / somewhere  etc, etc.). Elle fermente, cette mĂ©chancetĂ©, et finit par agrĂ©ger et solidifier des blocs ou des forces politiques. Leurs affrontements sont la norme en dĂ©mocratie, le point n’est donc pas lĂ . La mĂ©chancetĂ© les surdĂ©termine en revanche selon des motifs moins politiques que passionnels ou pulsionnels: « on dĂ©teste Ă  ce point l’adversaire politique qu’on finit par tout lui prĂ©fĂ©rer, et jusqu’à la dictature Ă©trangĂšre », ajoute Camus.

Cette mĂ©chancetĂ© française, si particuliĂšre, attestĂ©e aujourd’hui par de nombreux sondages, s’est exacerbĂ©e pendant la crise sanitaire. L’antimacronisme hystĂ©rique (qui va jusqu’à rĂ©clamer un « Nuremberg » pour les membres de l’exĂ©cutif !) et son pendant provisoire, le « raoultisme » effrĂ©nĂ©, en sont les manifestations les plus grotesques. Ces reprĂ©sentations ne sont ni Ă  proprement parler politiques pour la premiĂšre, ni scientifiques pour la seconde. Elles relĂšvent de cette mĂ©chancetĂ© repĂ©rĂ©e par Camus, lequel en rapporte les attendus Ă  ce qu’il appelle un nihilisme, dĂ©terminĂ© chez lui de façon trop gĂ©nĂ©rale. Il faudrait essayer d’esquisser la gĂ©nĂ©alogie de cette « mĂ©chancetĂ© française » et nihiliste, ancienne et toujours vive.

Sa figuration spĂ©cifiquement nationale a une origine historique, les massacres de septembre 1792  qui en furent l’inauguration moderne en se faisant passer pour l’accomplissement ultime de la RĂ©volution française. Or, ces atrocitĂ©s se produisent aprĂšs la RĂ©volution française proprement dite, celle dont nous hĂ©ritons, abolition des privilĂšges, dĂ©claration des droits de l’homme, organisation administrative du pays, programme rĂ©volutionnaire dĂ©jĂ  votĂ© par l’AssemblĂ©e constituante au moment des exactions. A cette origine historique française s’ajoute pour mieux l’épaissir et lui donner un fond un schĂšme universel, gnostique en gros. C’est-Ă -dire une scĂšne oĂč se combattent l’actuel et l’avenir, le monde crĂ©Ă© par un dĂ©miurge, un mauvais dieu, oĂč dominent obstinĂ©ment les forces du mal ; et le monde Ă  venir qui verrait le retour au principe, Ă  l’unitĂ©, le monde du vrai dieu. Entre les deux rĂšgnent les empĂȘcheurs du bien qui oeuvrent sans relĂąche et violemment pour le maintien du mal. Ces protagonistes sont souvent clandestins. Leurs machinations sont d’autant plus efficaces qu’elles sont dissimulĂ©es. La puissance cosmique et la teneur mĂ©taphysique de leur rĂšgne lĂ©gitiment la violence qui leur est due en retour. Ainsi les « septembriseurs » de 1792 s’autorisent des rumeurs associĂ©es Ă  l’invasion prussienne, aux complots en prĂ©paration, aux massacres Ă  venir et qu’il faudrait justement prĂ©venir. ScĂ©nario qui s’est rĂ©pĂ©tĂ© dans bien d’autres circonstances historiques.

La mĂ©chancetĂ© française est une mise en scĂšne gnostique, ou nihiliste, pervertie en tout cas, de l’aspiration rĂ©volutionnaire. Nous n’en avons donc pas fini avec ses ravages.

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GĂ©rard Bensussan est philosophe, professeur Ă  l’universitĂ© de Strasbourg et chercheur aux Archives Husserl de Paris de l’École Normale SupĂ©rieure. SpĂ©cialiste de l’idĂ©alisme classique allemand et de la philosophie juive, il fut Ă  l’initiative de la fondation du Parlement des philosophes de Strasbourg. Membre de plusieurs centres de recherches en France et Ă  l’étranger, ses domaines de travail et de recherche sont la philosophie allemande et ses relations Ă  la pensĂ©e juive de langue allemande d’une part ; et d’autre part Ă  la philosophie contemporaine, en particulier française.

Il a traduit en langue française des Ɠuvres de Friedrich Wilhelm Schelling, Franz Rosenzweig, Ludwig Feuerbach et Moses Hess. Il est l’auteur de plusieurs centaines d’articles publiĂ©s dans des revues françaises et internationales ainsi que de nombreux  ouvrages dont certains sont traduits en allemand, japonais, italien, portugais et espagnol.

DerniĂšre publication : L’Ă©criture de l’involontaire : Philosophie de Proust, Éditions Classiques Garnier, 2020

Retrouvez ici la bibliographie complĂšte de GĂ©rard Bensussan.

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Le texte de GĂ©rard Bensussan est disponible en version imprimable.

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