Avital Ronell //

Antivirus Philosophique Nº8

Philo TV

Avital Ronell en conversation avec Joseph Cohen.

Joseph : Bonjour Avital.

 

Avital : Bonjour Joseph.

 

Joseph : Bienvenue aux Antivirus Philosophiques. C’est presque devenu un réflexe partagé, pas seulement dans les cercles philosophiques, mais aussi dans nos sociétés dominantes, de critiquer et condamner la technologie, son emprise sur nos vies et nos modes de pensée. Que cette condamnation soit ou non justifiée, nous sommes aujourd’hui confrontés à une crise puisque nous nous retrouvons confinés, et l’utilisation d’outils technologiques comme Internet, les réseaux sociaux ou encore les plateformes de vidéos conférences, est presque nécessaire pour maintenir le lien avec nos proches. On pourrait presque voir dans cette crise l’essor d’une nouvelle relation à la technologie. On pourrait même voir la technologie comme un moyen, et peut-être l’un des moyens les plus importants, pour tenter de surmonter l’isolation drastique que nous sommes forcés d’endurer. Est-ce qu’une pensée nouvelle de la technologie, de ses usages et ses activités performatives, ne serait pas en train de se dessiner, qui serait en mesure d’élever notre humanité dans ces temps de confinement, d’isolation et de réclusion ? Et si tel est le cas, quel don cette nouvelle technologie pourrait-elle entraîner ?

 

Avital : Merci Joseph. C’est un des engagements majeurs que j’ai pu prendre, de réfléchir aux questions concernant la technologie, par l’intermédiaire d’Heidegger bien sûr, et de comprendre jusqu’où nous sommes impliqués, inscrits, redistribués, désarticulés et redéfinis par nos prothèses technologiques, qui ne sont plus simplement, et n’ont jamais été séparées de nous. Cependant, avant de répondre à ta question qui vise à trouver, ce qui est tout à fait normal et louable, un peu de lumière au bout de ce sombre tunnel dans lequel nous nous nous trouvons actuellement, j’aimerais surtout dire que ce qui arrive est aussi un des effets de cette technologie. La technologie n’a pas de dehors, on ne peut pas la débrancher à l’aide d’un interrupteur. Non seulement elle suit une voie parallèle aux schémas virologiques, mais elle a, elle aussi, des pulsions virologiques et des tendances destructrices. La technologie est rigoureusement ambivalente, et à ce titre nous en sommes redevables mais nous devons aussi nous en protéger. Donc quand tu me poses la question de savoir quel don la technologie peut nous faire, j’entends ce mot également en allemand, le poison — das Gift — et cette course destructrice qui caractérise l’époque technologique… Bien sûr, il serait absurde de nier que c’est aussi ce qui nous sauve dans ces moments d’isolation et de… repli. Mais en même temps, elle offre en quelque sorte l’illusion erronée d’un contact qui nous empêche précisément de garder le contact avec ce que… ce que nous appelons notre identité, et les réalités qui s’imposent à nous, qu’elles soient neuves ou radicalement programmées par une pulsion de répétition. Donc tous ces branchements technologiques, les plug-ins et autres pulsations fusionnelles effacent d’autres sillons qui ont besoin de notre attention.

 

Joseph : Passons à un autre type de questions. Un phénomène nous touche depuis peu de très près, tu vas vite voir où je veux en venir. Je parle du phénomène du deuil. Il apparaît aujourd’hui, avec cette crise, que nous perdons des êtres chers. Des êtres chers à qui l’on donne une tombe, une sépulture… Or personne n’est là pour assister à ces enterrements. Donc la question que je me pose, c’est comment cette situation, à savoir la perte de quelqu’un, tout en sachant que si cette personne a une tombe on ne peut pas assister à ce moment crucial qu’est l’enterrement d’un être cher… En quoi cela affecte-t-il la question du deuil ? Comment cela affecte-t-il le travail même du deuil ?

 

Avital : C’est une question vaste et importante, et qui très certainement met à rude épreuve le système psychique. Ce n’est pas la première fois que ça arrive, c’est un phénomène que tu as toi-même abordé dans l’un de tes essais sur les ‘non-morts’, les personnes qui n’ont pas pu être enterrées comme il se doit… Pour Freud, toute cette agression— cette agression virale contre laquelle nous n’avons aucune défense, pour laquelle nous n’avons pas encore de vaccin, même si ça viendra —, donc toute cette agression, qui nous arrive de nulle part et selon des considérations strictement scientifiques que nous tentons actuellement de reconnaître, de comprendre, d’identifier et de combattre, toute cette structure d’attaque qui culmine dans ce que tu identifies comme ces enterrements qu’on nous refuse, c’est toute la question que, dans un esprit primitif auquel Freud alimentait sa machine anthropologique, nous nous posons aujourd’hui : qu’avons-nous fait de mal ? Et pourquoi sommes-nous punis ? Et Freud n’hésite pas à partir de là, selon cette perspective, nichée quelque part en nous, qui nous réduit à notre plus profonde primitivité : nous nous demandons comment est-ce que cela nous est arrivé ? Et ceci est déjà une conséquence, en d’autres termes, de cette incapacité à enterrer nos morts. Dans l’un des principaux exemples que donne Freud, il est question du climat, de l’agression, des tempêtes, et tout ça est perçu comme le produit de notre incapacité à faire correctement le deuil des morts ou à les enterrer ; et notamment dans le cas où il s’agit de la mort de son ennemi, qu’on ne parviendrait pas à honorer. Donc ce genre de calamités, qui ne sont pas réassignées par dieu, qui ne viennent pas non plus d’un ailleurs, mais qui sont en quelque sorte la création même de l’homme, sont un retour en arrière qui révèle nos propres échecs destructeurs ; c’est le retour de cette sorte d’incapacité qui est la nôtre à enterrer comme il se doit les personnes que nous avons agressées et que nous avons attaquées. Je dis tout cela de manière très condensée mais j’ai également en tête ce que disait Thomas Bernhard, sur le fait qu’il y a des moments où on tient à reconnaître, même si des calamités de ce type ne sont pas cartographiées ou demeurent schématiques, que, ich bin die Ursache selbst. Autrement dit, je suis moi-même la cause. Ce qui pourrait être une façon éthique de le dire. Je suis la cause de ce qui arrive. Ce qui veut dire qu’on… Et si nous avions le temps, il faudrait faire une double lecture pour voir comment Freud et Thomas Bernhard, ainsi que tant d’autres, tentent précisément de fonder leur réponse à cette attaque incompréhensible que nous subissons sur cette impuissance à enterrer nos morts. Cela entraîne par conséquent un certain nombre d’effets : les morts ne le sont donc pas tout à fait, ils n’ont pas d’enterrement, personne ne s’occupe d’eux ni ne les commémore. Ainsi ils rejoignent tous ces autres pour qui la mort de la mort comme symbole, comme façon de les honorer et de les remercier, a été supprimée violemment. Donc non seulement tout ceci aura des conséquences sur nous mais il y a déjà des répercussions sur l’esprit primitif qui est en chacun et chacune de nous, ou sur ce secteur de la psyché qui abrite encore une forme de primitivité, et c’est déjà une des conséquences de cet enterrement impossible. Cela fait donc partie d’un deuil raté, et il n’y a pas d’autres moyens psychiquement et éthiquement de l’aborder. Et nous avons déjà reçu, de la part de notre petite Antigone, Greta Thunberg, un avertissement ; elle nous a dit que nous courions à la catastrophe, que nous étions les meurtriers de la terre… Je sais que cela ressemble à de la science-fiction, mais très souvent la psychanalyse, dans toute sa profondeur et sa complexité, avec la compréhension qui est la sienne et l’ouverture d’une certaine forme d’herméneutique face à l’inconnu, permet de faire des choses, d’une façon Hamlétienne, que nos philosophies usuelles n’ont même jamais imaginées.

 

Joseph : Merci beaucoup Avital. Quel serait ton antivirus philosophique ?

 

Avital : Alors, j’espère que tu ne m’en voudras pas, mais comme ce virus est particulièrement tenace et agressif, il faut à mon avis le traiter de la même manière, en lui assénant de façon agressive un coup puissant. Ça ne peut donc pas être quelque chose qui viserait l’apaisement, comme un antidote, mais il faut sérieusement et pour de bon l’anéantir. Ce qui, dans mon expérience, et la compréhension que je me fais de l’histoire, me renvoie à une certaine violence contre les minorités et contre les femmes, qui sont traitées, ou plutôt maltraitées, ou perçues comme de la vermine ; comme un virus qui doit être supprimé, éradiqué, annihilé de manière agressive et réactive. Et si j’en crois mes identités multiples — et c’est quelque chose que Kafka a bien montré dans La Métamorphose — on est déjà vermine, on est déjà “la dernière merde” de l’existence, et c’est donc comme ça, avec son être-vermine, qu’on combat un virus. Cette idée est très noire, elle n’est certainement pas drôle, elle ne nous éclaire en rien et ne nous sort pas de notre désespoir. Or si je suis, et me suis construit des anticorps, c’est parce qu’il a fallu que j’incorpore, non sans mal ni difficulté, mais je n’avais pas le choix, l’aspect le plus négatif et destructeur de cet être viral qu’il nous faut combattre. Ce qui veut donc dire qu’on doit trouver ce virus immunitaire à l’intérieur, celui qui créera des anticorps et qui permettra d’engager la lutte. Le corps est fait pour la guerre, c’est une zone de conflit, et il sait comment répondre à cet appel hostile et pernicieux quand il le faut — parfois.

 

Joseph : Merci beaucoup Avital Ronell.

 

Avital : Tout le plaisir était pour moi.

Série :
Antivirus philosophique

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