Antivirus Philosophique NÂș8 : Avital Ronell (Traduction VF)

Transcription de la conversation entre Avital Ronell et Joseph Cohen traduite en français pour l’Ă©pisode 8 de la sĂ©rie des Antivirus Philosophiques.
Les Antivirus Philosophiques sont prĂ©sentĂ©s par Joseph Cohen, membre fondateur philosophe. Dans cette sĂ©rie d’entretiens, Joseph Cohen invite intellectuels et philosophes Ă penser la crise du coronavirus, Ă dialoguer et Ă poser les questions les plus pertinentes autour de ce qui nous arrive.
L’intĂ©gralitĂ© de la sĂ©rie est disponible en vidĂ©o sur la PhiloTV du site, sur les rĂ©seaux sociaux Instagram, Facebook et Twitter et en podcast audio via Spotify, Deezer, Soundcloud, Apple Podcasts.
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Voici la transcription de la conversation avec la philosophe Avital Ronell qui a eu lieu le 3 avril 2020, traduite de lâanglais par StĂ©phane Vanderhaeghe.
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Joseph : Bonjour Avital.
Avital : Bonjour Joseph.
Joseph : Bienvenue aux Antivirus Philosophiques. Câest presque devenu un rĂ©flexe partagĂ©, pas seulement dans les cercles philosophiques, mais aussi dans nos sociĂ©tĂ©s dominantes, de critiquer et condamner la technologie, son emprise sur nos vies et nos modes de pensĂ©e. Que cette condamnation soit ou non justifiĂ©e, nous sommes aujourdâhui confrontĂ©s Ă une crise puisque nous nous retrouvons confinĂ©s, et lâutilisation dâoutils technologiques comme Internet, les rĂ©seaux sociaux ou encore les plateformes de vidĂ©os confĂ©rences, est presque nĂ©cessaire pour maintenir le lien avec nos proches. On pourrait presque voir dans cette crise lâessor dâune nouvelle relation Ă la technologie. On pourrait mĂȘme voir la technologie comme un moyen, et peut-ĂȘtre lâun des moyens les plus importants, pour tenter de surmonter lâisolation drastique que nous sommes forcĂ©s dâendurer. Est-ce quâune pensĂ©e nouvelle de la technologie, de ses usages et ses activitĂ©s performatives, ne serait pas en train de se dessiner, qui serait en mesure dâĂ©lever notre humanitĂ© dans ces temps de confinement, dâisolation et de rĂ©clusion ? Et si tel est le cas, quel don cette nouvelle technologie pourrait-elle entraĂźner ?
Avital : Merci Joseph. Câest un des engagements majeurs que jâai pu prendre, de rĂ©flĂ©chir aux questions concernant la technologie, par lâintermĂ©diaire dâHeidegger bien sĂ»r, et de comprendre jusquâoĂč nous sommes impliquĂ©s, inscrits, redistribuĂ©s, dĂ©sarticulĂ©s et redĂ©finis par nos prothĂšses technologiques, qui ne sont plus simplement, et nâont jamais Ă©tĂ© sĂ©parĂ©es de nous. Cependant, avant de rĂ©pondre Ă ta question qui vise Ă trouver, ce qui est tout Ă fait normal et louable, un peu de lumiĂšre au bout de ce sombre tunnel dans lequel nous nous nous trouvons actuellement, jâaimerais surtout dire que ce qui arrive est aussi un des effets de cette technologie. La technologie nâa pas de dehors, on ne peut pas la dĂ©brancher Ă lâaide dâun interrupteur. Non seulement elle suit une voie parallĂšle aux schĂ©mas virologiques, mais elle a, elle aussi, des pulsions virologiques et des tendances destructrices. La technologie est rigoureusement ambivalente, et Ă ce titre nous en sommes redevables mais nous devons aussi nous en protĂ©ger. Donc quand tu me poses la question de savoir quel don la technologie peut nous faire, jâentends ce mot Ă©galement en allemand, le poison â das Gift â et cette course destructrice qui caractĂ©rise lâĂ©poque technologique⊠Bien sĂ»r, il serait absurde de nier que câest aussi ce qui nous sauve dans ces moments dâisolation et de⊠repli. Mais en mĂȘme temps, elle offre en quelque sorte lâillusion erronĂ©e dâun contact qui nous empĂȘche prĂ©cisĂ©ment de garder le contact avec ce que⊠ce que nous appelons notre identitĂ©, et les rĂ©alitĂ©s qui sâimposent Ă nous, quâelles soient neuves ou radicalement programmĂ©es par une pulsion de rĂ©pĂ©tition. Donc tous ces branchements technologiques, les plug-ins et autres pulsations fusionnelles effacent dâautres sillons qui ont besoin de notre attention.
Joseph : Passons Ă un autre type de questions. Un phĂ©nomĂšne nous touche depuis peu de trĂšs prĂšs, tu vas vite voir oĂč je veux en venir. Je parle du phĂ©nomĂšne du deuil. Il apparaĂźt aujourdâhui, avec cette crise, que nous perdons des ĂȘtres chers. Des ĂȘtres chers Ă qui lâon donne une tombe, une sĂ©pulture⊠Or personne nâest lĂ pour assister Ă ces enterrements. Donc la question que je me pose, câest comment cette situation, Ă savoir la perte de quelquâun, tout en sachant que si cette personne a une tombe on ne peut pas assister Ă ce moment crucial quâest lâenterrement dâun ĂȘtre cher⊠En quoi cela affecte-t-il la question du deuil ? Comment cela affecte-t-il le travail mĂȘme du deuil ?
Avital : Câest une question vaste et importante, et qui trĂšs certainement met Ă rude Ă©preuve le systĂšme psychique. Ce nâest pas la premiĂšre fois que ça arrive, câest un phĂ©nomĂšne que tu as toi-mĂȘme abordĂ© dans lâun de tes essais sur les ânon-mortsâ, les personnes qui nâont pas pu ĂȘtre enterrĂ©es comme il se doit⊠Pour Freud, toute cette agressionâ cette agression virale contre laquelle nous nâavons aucune dĂ©fense, pour laquelle nous nâavons pas encore de vaccin, mĂȘme si ça viendra â, donc toute cette agression, qui nous arrive de nulle part et selon des considĂ©rations strictement scientifiques que nous tentons actuellement de reconnaĂźtre, de comprendre, dâidentifier et de combattre, toute cette structure dâattaque qui culmine dans ce que tu identifies comme ces enterrements quâon nous refuse, câest toute la question que, dans un esprit primitif auquel Freud alimentait sa machine anthropologique, nous nous posons aujourdâhui : quâavons-nous fait de mal ? Et pourquoi sommes-nous punis ? Et Freud nâhĂ©site pas Ă partir de lĂ , selon cette perspective, nichĂ©e quelque part en nous, qui nous rĂ©duit Ă notre plus profonde primitivitĂ© : nous nous demandons comment est-ce que cela nous est arrivĂ© ? Et ceci est dĂ©jĂ une consĂ©quence, en dâautres termes, de cette incapacitĂ© Ă enterrer nos morts. Dans lâun des principaux exemples que donne Freud, il est question du climat, de lâagression, des tempĂȘtes, et tout ça est perçu comme le produit de notre incapacitĂ© Ă faire correctement le deuil des morts ou Ă les enterrer ; et notamment dans le cas oĂč il sâagit de la mort de son ennemi, quâon ne parviendrait pas Ă honorer. Donc ce genre de calamitĂ©s, qui ne sont pas rĂ©assignĂ©es par dieu, qui ne viennent pas non plus dâun ailleurs, mais qui sont en quelque sorte la crĂ©ation mĂȘme de lâhomme, sont un retour en arriĂšre qui rĂ©vĂšle nos propres Ă©checs destructeurs ; câest le retour de cette sorte dâincapacitĂ© qui est la nĂŽtre Ă enterrer comme il se doit les personnes que nous avons agressĂ©es et que nous avons attaquĂ©es. Je dis tout cela de maniĂšre trĂšs condensĂ©e mais jâai Ă©galement en tĂȘte ce que disait Thomas Bernhard, sur le fait quâil y a des moments oĂč on tient Ă reconnaĂźtre, mĂȘme si des calamitĂ©s de ce type ne sont pas cartographiĂ©es ou demeurent schĂ©matiques, que, ich bin die Ursache selbst. Autrement dit, je suis moi-mĂȘme la cause. Ce qui pourrait ĂȘtre une façon Ă©thique de le dire. Je suis la cause de ce qui arrive. Ce qui veut dire quâon⊠Et si nous avions le temps, il faudrait faire une double lecture pour voir comment Freud et Thomas Bernhard, ainsi que tant dâautres, tentent prĂ©cisĂ©ment de fonder leur rĂ©ponse Ă cette attaque incomprĂ©hensible que nous subissons sur cette impuissance Ă enterrer nos morts. Cela entraĂźne par consĂ©quent un certain nombre dâeffets : les morts ne le sont donc pas tout Ă fait, ils nâont pas dâenterrement, personne ne sâoccupe dâeux ni ne les commĂ©more. Ainsi ils rejoignent tous ces autres pour qui la mort de la mort comme symbole, comme façon de les honorer et de les remercier, a Ă©tĂ© supprimĂ©e violemment. Donc non seulement tout ceci aura des consĂ©quences sur nous mais il y a dĂ©jĂ des rĂ©percussions sur lâesprit primitif qui est en chacun et chacune de nous, ou sur ce secteur de la psychĂ© qui abrite encore une forme de primitivitĂ©, et câest dĂ©jĂ une des consĂ©quences de cet enterrement impossible. Cela fait donc partie d’un deuil ratĂ©, et il nây a pas dâautres moyens psychiquement et Ă©thiquement de lâaborder. Et nous avons dĂ©jĂ reçu, de la part de notre petite Antigone, Greta Thunberg, un avertissement ; elle nous a dit que nous courions Ă la catastrophe, que nous Ă©tions les meurtriers de la terre⊠Je sais que cela ressemble Ă de la science-fiction, mais trĂšs souvent la psychanalyse, dans toute sa profondeur et sa complexitĂ©, avec la comprĂ©hension qui est la sienne et lâouverture dâune certaine forme d’hermĂ©neutique face Ă lâinconnu, permet de faire des choses, dâune façon HamlĂ©tienne, que nos philosophies usuelles nâont mĂȘme jamais imaginĂ©es.
Joseph : Merci beaucoup Avital. Quel serait ton antivirus philosophique ?
Avital : Alors, jâespĂšre que tu ne mâen voudras pas, mais comme ce virus est particuliĂšrement tenace et agressif, il faut Ă mon avis le traiter de la mĂȘme maniĂšre, en lui assĂ©nant de façon agressive un coup puissant. Ăa ne peut donc pas ĂȘtre quelque chose qui viserait lâapaisement, comme un antidote, mais il faut sĂ©rieusement et pour de bon lâanĂ©antir. Ce qui, dans mon expĂ©rience, et la comprĂ©hension que je me fais de lâhistoire, me renvoie Ă une certaine violence contre les minoritĂ©s et contre les femmes, qui sont traitĂ©es, ou plutĂŽt maltraitĂ©es, ou perçues comme de la vermine ; comme un virus qui doit ĂȘtre supprimĂ©, Ă©radiquĂ©, annihilĂ© de maniĂšre agressive et rĂ©active. Et si jâen crois mes identitĂ©s multiples â et câest quelque chose que Kafka a bien montrĂ© dans La MĂ©tamorphose â on est dĂ©jĂ vermine, on est dĂ©jĂ âla derniĂšre merdeâ de lâexistence, et câest donc comme ça, avec son ĂȘtre-vermine, quâon combat un virus. Cette idĂ©e est trĂšs noire, elle nâest certainement pas drĂŽle, elle ne nous Ă©claire en rien et ne nous sort pas de notre dĂ©sespoir. Or si je suis, et me suis construit des anticorps, câest parce quâil a fallu que jâincorpore, non sans mal ni difficultĂ©, mais je nâavais pas le choix, lâaspect le plus nĂ©gatif et destructeur de cet ĂȘtre viral quâil nous faut combattre. Ce qui veut donc dire quâon doit trouver ce virus immunitaire Ă lâintĂ©rieur, celui qui crĂ©era des anticorps et qui permettra dâengager la lutte. Le corps est fait pour la guerre, câest une zone de conflit, et il sait comment rĂ©pondre Ă cet appel hostile et pernicieux quand il le faut â parfois.
Joseph : Merci beaucoup Avital Ronell.
Avital : Tout le plaisir était pour moi.
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