Comment y aurait-il esthétique de ce qui, par définition même, échappe à toute règle, et dont il n’existe ni poétiques, ni techniques, ni solfèges? On apprend à préparer, non à inventer; à continuer, non à commencer; à prévoir, non à créer; il n’y a pas plus de règles pour improviser que pour inventer ou pour vouloir (…) Un mécanisme s’analyse, mais l’opération inventive ne peut que se révéler. Puisque la fabrication a ses secrets techniques, pourquoi la création n’aurait-elle pas son mystère, son mystère poétique? (…) L’improvisation serait-elle synonyme de frivolité et d’impatience sans labeur? En fait les manuels d’improvisation eux-mêmes (qu’il s’agisse de l’orateur à la tribune ou de l’organiste à l’église) veulent munir l’homme démuni; prévenir la conjoncture qui fond à l’improviste sur un être pris au dépourvu; desserrer le nez à nez avec le destin, en rendant à la conscience l’aération du moratoire et de la liberté (…) Or l’improvisation n’est pas seulement l’opération hâtive qui monte à la diable une manœuvre in extremis avec les seuls moyens du bord: elle désigne encore le mystère même de la parturition mentale. Dans la solitude créatrice de l’invention, les constructeurs les plus méthodiques ont nécessairement commencé par improviser. Comme le courage est la vertu des avant-postes, la vertu de la volonté en première ligne et au contact immédiat du danger, ainsi l’improvisation est la première démarche de l’invention créatrice à partir du rien de la feuille blanche. C’est le commencement du commencement.
Vladimir Jankélévitch, Liszt – Rhapsodie et improvisation (réed. Flammarion, 1998)