Laurence Devillairs : La consolation de la philosophie ?

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La Consolation de la philosophie ? par Laurence Devillairs pour le Cahier du (dé)confinement

mars-avril-mai 2020

mars-avril-mai 2020

Au fond de son cachot, Ă  quelques jours d’ĂȘtre exĂ©cutĂ©, Ă  quelques heures de la chute de l’empire, BoĂšce, le dernier romain, dialogue avec la philosophie, Ă  qui il demande sagesse et consolation. L’une et l’autre sont indissociables, la seule chose qui puisse nous consoler Ă©tant la sagesse : le sage est celui qui sait renoncer Ă  la peur comme Ă  l’espoir, parce que ces deux passions sont Ă  la fois inutiles, impuissantes et donc tristes. Elles naissent de l’incapacitĂ© Ă  ĂȘtre Ă  la hauteur de ce qui nous arrive : la peur, parce qu’elle redoute que nos dĂ©sirs ne soient pas satisfaits, l’espoir parce qu’il nourrit l’illusion qu’ils le soient. L’une et l’autre ne servent qu’à nous troubler et nous agiter vainement, car c’est la Fortune, le cours imprĂ©visible des choses, qui rĂšgle seule nos destinĂ©es et celles du monde :

N’espùre ni ne redoute rien :

Tu auras désarmé le courroux déchaßné ;

Mais quiconque tremble, a peur ou forme des vƓux,

Puisqu’il n’est point ferme et indĂ©pendant,

A jeté son bouclier, fui son poste

Et se rive à une chaüne assez forte pour l’enchaüner.

Telle est la consolation de la philosophie. Elle nous apprend Ă  ne pas nous soumettre volontairement Ă  la servitude, au tourment et au tremblement, en formulant des vƓux. C’est lĂ  inutilement nous exposer Ă  l’arbitraire et aux revers de la Fortune, laquelle est, par dĂ©finition, indiffĂ©rente Ă  nos dĂ©sirs : ni elle ne les exauce ni elle ne les repousse ; elle ne les entend tout simplement pas.

Est-ce lĂ  la grande leçon de sagesse de la philosophie ? Doit-on, pour dompter le cours alĂ©atoire des choses, affronter ce qui est sans chercher Ă  vouloir le changer ? La maĂźtrise consiste-t-elle dans ce lĂącher-prise, ce mouvement dĂ©passionnĂ©, lucide, qui fait Ă©pouser la Fortune dans sa versatilitĂ© mĂȘme ? La rĂ©ponse de BoĂšce est sans ambiguĂŻté :

Il faut que tu endures d’une Ăąme Ă©gale tout ce qui se produit dans le champ de la fortune quand tu auras une fois pour toutes soumis ton cou Ă  son joug. Mais si, pour qu’elle reste ou qu’elle parte, tu voulais dicter ta loi Ă  celle que tu t’es de toi-mĂȘme choisie comme maĂźtresse, n’aurais-tu pas tort et n’aggraverais-tu pas par ton impatience un sort que tu ne peux changer ?

Dans l’épreuve que nous traversons, nous pouvons toutefois nous demander si ces noces douces-amĂšres avec le destin apportent rĂ©ellement un rĂ©confort ? Pouvons-nous – devons-nous – renoncer Ă  l’impatience, au regret, Ă  la nostalgie, ou Ă  l’espĂ©rance ? Toutes ces passions du conditionnel, passĂ© ou futur, tous ces si
 et ces j’aimerais
, qui nous arrachent Ă  la fatalitĂ© de ce qui est, Ă  la tristesse de ce qui ne revient pas ou plus, doivent-elles ĂȘtre bannies ?

La philosophie peut-elle vĂ©ritablement nous consoler ? Peut-elle rĂ©aliser ce miracle que dĂ©crit Pascal, qui est celui de la pensĂ©e, et qui fait que bien Ă©crasĂ© par l’univers, nous le dominons encore en le pensant – « Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensĂ©e je le comprends » ? Revanche de la pensĂ©e sur l’infini grand, ou sur l’infiniment petit d’un virus


Est-ce que cela tient vraiment ? Je n’ai cessĂ©, au cours de ces derniĂšres semaines, de chercher quelle consolation apporte la philosophie, de trouver des textes Ă©crits au bord du gouffre – une philosophie non pas du tragique mais de l’effondrement. Non pas de simples, et parfois trĂšs bonnes, analyses de la catastrophe ou de l’évĂ©nement, mais une philosophie qui offrirait comme un rĂ©cit de vie en pĂ©riode de pandĂ©mie. GrĂące Ă  deux collĂšgues, HĂ©lĂšne et Constance Malard, j’ai dĂ©couvert un texte, le tout dernier Ă©crit de Machiavel, Descrizione della peste di Firenze (1527) : « Une partie des habitants [de Florence] a fui devant le flĂ©au mortel, et s’est rĂ©fugiĂ©e dans les villas éparses autour de la ville ; les autres ont trouvĂ© la mort, ou sont sur le point de mourir : ainsi le prĂ©sent nous accable, l’avenir nous menace, et l’on souffre autant de la crainte de vivre que de celle de mourir. (
) Ces rues si belles et si propres, que l’on voyait remplies d’une foule de nobles et riches habitants, exhalent maintenant l’infection ». Comment trouver Ă  parler Ă  quiconque quand « chacun s’éloigne au plus vite » ? Et Machiavel de conclure dans un dĂ©sarmant et si puissant : « Que dirai-je de plus ? »

Dans cette ville dĂ©sertĂ©e, oĂč rien ne console, ni la foi en Dieu, ni la conversation des hommes, qu’advient-il du philosophe ? Il tombe amoureux d’une dame, une veuve inconsolĂ©e. La voilĂ , la philosophie : elle est toute de noir vĂȘtue, elle porte sa robe de deuil, mais elle ironise encore et doute beaucoup. Mais elle remplit tout de mĂȘme son office : on Ă©prouve du plaisir en sa compagnie, celui de penser un peu, de jouer avec les mots et les idĂ©es, de s’inventer des histoires. Et c’est dĂ©jĂ  beaucoup.

Des siÚcles et des catastrophes plus tard, le XXe siÚcle redira cette vérité :

L’homme est un animal inconsolable et gai (
). Nous pouvons nous blesser, nous trahir, nous massacrer pour des prĂ©textes plus ou moins nobles, nous enfler de grandeurs supposĂ©es : nous sommes drĂŽles. Pas autre chose, tous autant que nous sommes, y compris ceux que nous appelons nos hĂ©ros. Que les philosophes ennuyeux du dĂ©sespoir, qui dĂ©couvrent pĂ©riodiquement et un peu ingĂ©nument l’horreur de la condition humaine (
) se fassent une raison : nous sommes drĂŽles. (Jean Anouilh, PiĂšces grinçantes).

L’homme est impossible Ă  consoler, mais drĂŽle : lĂ  est la sagesse. Et peut-ĂȘtre est-elle celle d’un MoliĂšre plutĂŽt que d’un Descartes


 

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Laurence Devillairs, agrĂ©gĂ©e et docteur en philosophie, enseigne au Centre SĂšvres et est Doyen de la FacultĂ© de philosophie Ă  l’Institut catholique de Paris. Ses travaux portent sur l’Âge classique et le cartĂ©sianisme. Elle est directrice Ă©ditoriale aux Ă©ditions Odile Jacob, Belin et aux Ă©ditions du Seuil.

Derniùre publication : Être quelqu’un de bien, puf, 2019

Retrouvez ici la bibliographie complĂšte de Laurence Devillairs.

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La Consolation de la philosophie ? de Laurence Devillairs est disponible en version imprimable

Retrouvez ici tous les textes du Cahier du (dé)confinement.

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