Donatien Grau : Rumeurs

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Rumeurs de Donatien Grau pour le Cahier du (dé)confinement

mars-avril-mai 2020

mars-avril-mai 2020

 

On a comparĂ© le confinement Ă  la peste d’AthĂšnes, Ă©voquĂ©e par Thucydide dans La Guerre du PĂ©loponnĂšse ; ou Ă  la grippe espagnole ; ou Ă  la peste de 1347 ; ou Ă  la grippe asiatique de 1957-1958 ; ou Ă  la grippe de Hong-Kong en 1968. On pourrait continuer la liste. Double mouvement du prĂ©sent, qui cherche des rĂ©fĂ©rences, et connaĂźt l’unicitĂ© du temps. Les Ă©poques bruissent quand on ferme les yeux. On commence Ă  imaginer PĂ©riclĂšs s’adressant aux contemporains comme il le faisait aux AthĂ©niens. La peste d’AthĂšnes avait marquĂ© la fin de son hĂ©gĂ©monie.

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Dans les Ă©pidĂ©mies anciennes, on voyait les corps s’accumuler dans les rues, monter en charniers. Nous voyons les mĂ©decins et les gouvernants Ă  la tĂ©lĂ©vision. On ne nous montre pas les dĂ©funts. L’immĂ©diatetĂ© est remplacĂ©e par un virtuel. La mort ne s’impose pas Ă  nous. Elle rĂŽde, dans les rues dĂ©sertes, dans les files, sur les poignĂ©es, les sacs, les vĂȘtements, le sol, nos chaussures. Et pas seulement la mort, mais tout ce que l’on ne dĂ©crit pas, tout ce qu’on ne nous montre pas et qu’on ne peut pas nous montrer : la respiration haletante, puis impossible, les marques aux pieds, l’asthĂ©nie du goĂ»t et de l’odorat, les coups dans l’estomac qui nĂ©cessitent la morphine, les visions psychĂ©dĂ©liques, l’aveuglement.

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Le foie Ă©tait, chez HomĂšre, le cƓur ; la vision, la capacitĂ© Ă  voir le monde, la connaissance des au-delĂ . Le virus remet en branle la sĂ©paration des organes, et rappelle combien l’intĂ©rieur du corps est un Ă©cosystĂšme. On en revient au souffle : le virus est son propre souffle. On s’engourdit, on peut retrouver le sens de ses muscles. Faisons comme au yoga : dĂ©nombrons nos organes, retrouvons-les oĂč ils sont.

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À AthĂšnes, on entendait des poĂštes qui parlaient aux dieux. On voyait les charniers. La mort et les dieux Ă©taient prĂ©sents Ă  chaque instant. Alors mĂȘme que certains parlent du retour de la « vie nue », c’est, pour l’immense majoritĂ© de nous, confinĂ©s, fortunĂ©s de ne pas ĂȘtre touchĂ©s, une rumeur, les voix de nos amis qui ont Ă©tĂ© atteints, des amis, parents d’amis. La fatigue que nous ne nous voyons jamais, dont on nous parle Ă  chaque instant Ă  la tĂ©lĂ©vision, Ă  la radio, sur Internet, nous touche, mĂȘme si nous sommes chez nous, et qu’il pourrait y avoir lĂ  une autre fatigue. Peut-ĂȘtre que les deux se mĂȘlent.

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Leçon de Thucydide : pĂ©riode d’épidĂ©mie la citĂ© se dĂ©fait ; les mƓurs policĂ©es n’existent plus, l’intensitĂ© de la vie domine, les corps s’unissent et se dĂ©sunissent sans ordre et sans rĂšgle. La leçon de notre Ă©pidĂ©mie tient Ă  la force des rumeurs, transmises par des voix tĂ©lĂ©visuelles et internautiques. Le coronavirus est une guerre : pour la santĂ©, mais aussi pour l’existence, au milieu de tout ce qui est dit, tout et son contraire. Il y a la rĂ©alitĂ© de la mort, des combats pour la vie, mais elle nous est racontĂ©e, et le risque est grand qu’elle entre dans le grand bruit de la rumeur.  Le coronavirus est une guerre pour la vĂ©ritĂ©.

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Notre civilisation a dĂ©truit la nuit. En fĂ©vrier 2020, nous pouvions sortir toute la nuit, avec les lumiĂšres des voitures, des tĂ©lĂ©phones, des rues. La nuit Ă©tait devenue la continuitĂ© intensifiĂ©e du jour, et non un monde diffĂ©rent, effroyable, oĂč les gĂ©nies et les dĂ©mons Ă©taient rois. Dans nos vies confinĂ©es, la nuit est revenue, nous ne sortons plus ; il y a mĂȘme eu des couvre-feu. Le retour de la nuit, du cycle « naturel », la paix sur la planĂšte, sont-elles un retour en arriĂšre ou une avancĂ©e vers un avenir soucieux de la planĂšte ? InquiĂ©tudes, possibilitĂ©s. Peut-ĂȘtre verra-t-on bientĂŽt des dĂ©mons dans les rues des mĂ©tropoles. La rumeur commence Ă  courir.

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Avec une rumeur, chacun a un avis, tout le monde en parle. Tout le monde est touchĂ©. Tout le monde a une opinion. Platon critiquait la dĂ©mocratie, ce rĂ©gime bigarrĂ© oĂč tout le monde pense quelque chose, et oĂč le souci de vĂ©ritĂ© est remplacĂ© par la volontĂ© de puissance, la volontĂ© d’exister. Nous ne pouvons plus guĂšre exister socialement, nos vies sont ralenties, inactives. Avez-vous entendu la rumeur (Ă  faire suivre, au choix, par : le Professeur Raoult a raison, le Professeur Raoult a tort, l’armĂ©e arrive dans Paris, le PrĂ©sident est atteint, c’est la fin de la dĂ©mocratie
). Paroles, paroles.

Vraiment ?

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On ne peut que se demander ce que Foucault aurait pensĂ© de tout cela, et Derrida, et Deleuze, ces penseurs qui ouvraient la voie Ă  une existence individuelle plus pleine, plus forte. Foucault aurait identifiĂ© tous les traits de la biopolitique. Derrida aurait critiquĂ© les limites de la libertĂ©. Deleuze dĂ©fait le systĂšme. Il est difficile, philosophiquement, de justifier notre situation. Nous avons passĂ© des siĂšcles Ă  oublier la mort, maintenant elle nous revient en plein visage – ou, en tout cas, sa rumeur.

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Les StoĂŻciens pensaient que nous devions assumer d’ĂȘtre une citadelle intĂ©rieure. Bien sĂ»r, on peut penser au rhizome, Ă  notre monde entiĂšrement connectĂ©. Nous nous parlons tous les jours sur whatsapp, iMessage, au tĂ©lĂ©phone, skype. Mais n’est-ce pas le retour de la citadelle intĂ©rieure ? Que nous reste-t-il quand nous sommes, le soir, tous les appels finis, avec la personne aimĂ©e, dans l’unitĂ© du couple qui se retrouve ? Que se passe-t-il quand nous sommes seuls, et que nous nous demandons si nous avons rĂ©ussi notre vie, si nous sommes des dĂ©laissĂ©s de la sociĂ©tĂ© pour ĂȘtre seuls Ă  ce moment ? Pourquoi ceux qui nous aiment ne sont-ils pas là ? Pourquoi ne sont-ils tous pas là ? Ai-je ratĂ© ma vie ?

Moi, retourne dans ta citadelle intérieure.

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Comment nous toucherons-nous aprĂšs cela ? Les mois qui suivront, nous ne nous serrerons pas la main. Nous ne nous embrasserons pas. Mais reprendrons-nous ensuite, jamais, ces formes de relation ? Ou ne nous restera-t-il, aprĂšs, que la distance et son effraction ? Les unions des corps de Thucydide. La distance sociale n’était qu’un dĂ©but, il faudra ensuite penser les vies du corps, et se confronter Ă  un fait tĂȘtu :  nous ne vivrons pas comme avant. Et si nous n’avions jamais vĂ©cu comme avant ?

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La mort ne viendra pas, ou pas tout de suite. On commence, au loin, Ă  en entendre la rumeur. À moins que la mort n’arrive maintenant. À moins que nous ne soyons tous dĂ©jĂ  morts. Non, je suis encore vivant, je n’ai pas encore entendu la nouvelle rumeur.

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Donatien Grau est philosophe, ancien Ă©lĂšve de l’École normale supĂ©rieure, agrĂ©gĂ© des Lettres, diplĂŽmĂ© de l’Institut d’Études Politiques de Paris, docteur en littĂ©rature française et comparĂ©e de l’universitĂ© Paris-Sorbonne et docteur de philosophie de l’universitĂ© d’Oxford. Conservateur invitĂ© au Getty Museum, Ă  Los Angeles, il est Ă©galement conseiller pour l’espace Galerie de la Fondation Azzedine AlaĂŻa et conseiller pour les programmes contemporains du musĂ©e d’Orsay. Co-directeur de la collection Figures aux Ă©ditions Grasset, il est membre des comitĂ©s de rĂ©dactions des revues Commentaire et La RĂšgle du Jeu. Il reçoit en 2013 le Prix François-Victor Noury de l’Institut de France.

DerniÚre publication : Prendre le temps, Azzedine Alaïa et Donatien Grau, Actes Sud, Hors collection, Mars 2020

Retrouvez ici la bibliographie complĂšte de Donatien Grau.

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Rumeurs de Donatien Grau est disponible en version imprimable.

Retrouvez ici tous les textes du Cahier du (dé)confinement.

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