Penser la question du temps fait affleurer à mon esprit le souvenir de mon tout premier sujet de dissertation en terminale, que m’avait donné mon professeur de philosophie Robert Maggiori : « Pourquoi le temps est-il précieux ? ». Magnifique sujet pour commencer à disserter. Je me rappelle avoir été envahie par une sorte d’appréhension et d’excitation, qui se muait progressivement en impatience. J’ai commencé mes recherches maladroitement, en épluchant un « Que sais-je ? » sur le temps, et en consultant un dictionnaire de philosophie. Le même mot « temps » comportait neuf usages différents, sans que son sens premier fût fixé de façon univoque. Le langage ordinaire lui-même renvoyait à des dimensions contradictoires. Le temps météorologique, le temps comme durée… et que faire de la simultanéité ? Et le temps physique dans tout ça ? Il ne fallait pas l’oublier. Or je ne comprenais rien à la physique. Les philosophes ne semblaient pas être d’accord entre eux sur ce qui aurait pu être une « identité » objective du temps. Pascal estimait même que le temps est une « chose » impossible à définir, voire qu’il était inutile de le faire. J’avais retenu cette citation : « Le temps est de cette sorte. Qui pourra le définir ? Et pourquoi l’entreprendre, puisque tous les hommes conçoivent ce qu’on veut dire en parlant de temps, sans qu’on le désigne davantage ? » (De l’esprit géométrique, c. 1658).
Définir l’indéfinissable, ou saisir l’insaisissable, était-ce donc cela faire de la philosophie ? Comment aborder cette difficile question du temps qui avait angoissé les philosophes eux-mêmes sans disposer d’un temps indéfini devant moi pour y répondre ? J’étais sous l’emprise de la rentabilité du temps : il fallait ne pas en perdre, pas une minute, ni se perdre : je risquais de rendre feuille blanche. Ma dissertation fut confuse, mes réponses hésitantes, un peu brouillonnes et je n’étais évidemment pas satisfaite, parce que je pensais devoir aller « au bout » du sujet, sans être moi-même à bout, et c’était impossible. Un sentiment d’inquiétude continue de m’envahir en tentant d’écrire quelque chose sur le temps aujourd’hui. Ce n’est plus celle qui a trait à cette humeur agitée que crée l’exercice de la dissertation, mais celle qui surgit lorsqu’on est en face de l’altérité ou l’incommensurabilité radicale du monde : l’inquiétude pascalienne devant « l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent », qui surgit dans la prise de conscience de sa propre ignorance devant les abîmes de l’espace et du temps. Je ne sais pas qui je suis, ni où je suis, et c’est au cœur même de ce sentiment d’étrangeté à soi-même que se déploient les prémisses d’un questionnement philosophique.
Mais ce n’est que le point de départ. Encore faut-il ne pas abandonner en cours de route et c’est pour cela que je vous invite à suivre tous nos Ateliers, dédiés cette année à la question du temps. La philosophie est avant tout un exercice de patience, qui enseigne à vivre l’inachevé, à être disponible envers ce qui advient, à se mettre en chemin sans connaître d’avance la destination. Peut-être la philosophie est-elle un des rares espaces où la pensée peut rejouer le temps autrement, puisqu’elle est absolument le contraire d’une logique de rentabilité, qu’elle puise sa force dans l’hésitation, le tâtonnement, l’incertitude, la main qui tremble d’écrire, et qu’il faut s’armer à chaque instant de patience et de persévérance pour progresser dans le questionnement. Tout semble à notre époque nous donner une conception du temps vidé de tout rapport à l’altérité et au mystère. On le voit comme une denrée rare, qu’il faut sans cesse optimiser et mettre à profit pour devenir des êtres performants et désirables. Nous nous disons surpassés et impuissants dans cette course contre la montre et nous cherchons du temps, du temps libre ou du temps pour soi, qui traduit notre sentiment d’aliénation. Presque systématiquement, quand nous parlons du temps, c’est pour dire qu’il manque, que nous n’en avons pas assez. « Je n’ai pas le temps » : combien de fois par jour répétons-nous cette phrase ? Le temps nous manque toujours, puisque nous sommes sans cesse sommés d’être plus performants, plus successful, plus connectés, plus au courant, plus alertes, plus en forme, plus jeunes, plus épanouis, plus heureux…
Comment remonter à la surface et retrouver de l’oxygène ? Comment ne plus vivre accrochés à nos agendas, avec l’espoir de trouver un petit espace de liberté pour prendre le temps de vivre, loin de nos obligations et de toutes ces injonctions à la performance ? Le sociologue allemand Hartmut Rosa a exploré cette frénésie qui nous agite dans ses ouvrages sur l’accélération : « Chaque fragment de monde, ou presque, placé sous le contrôle du sujet constitue aux yeux de celui-ci une promesse implicite de résonance1 ». La multiplication des moyens techniques mis à notre disposition amplifie nos possibilités d’action, nous « augmente », mais en nous plaçant bien souvent dans un rapport instrumental au monde qui nous propulse dans une quête épuisante. Le problème n’est pas tant que nous manquons de temps, mais que nous sommes prisonniers d’une logique d’accroissement et de répétition, tel le hamster dans la roue qui tourne, qui tourne, sans savoir pourquoi il continue de tourner. Rosa nous dit : « Si l’accélération constitue le problème central de notre temps, la résonance peut être la solution ». Sortir de cet état de frustration et d’épuisement n’implique pas nécessairement la décélération, ou le ralentissement, mais plutôt le fait de pouvoir entrer en résonance avec une altérité, en relation avec le monde, les êtres, les choses, la réalité sociale, économique ou politique, les idées, la culture, l’imaginaire, voire une transcendance. Il est difficile de le faire si nous envisageons uniquement le temps comme une quantité ou une « ressource » donnée, plutôt que comme quelque chose qui demeure une entité vide sans la médiation d’une altérité, sans une certaine expérience de dépossession, ou de déprise de soi et sans une certaine disposition à la vulnérabilité. « La disposition à la résonance (…) va nécessairement de pair avec un haut degré de vulnérabilité. Être prêt à se laisser affecter, c’est accepter d’être éventuellement blessé », dit Hartmut Rosa. Lorsque je suis affectée par une musique, un tableau, un être, une lumière, un regard, chaque seconde est précieuse. Peu importe combien de temps le moment dure, selon les horloges : il a une valeur inestimable justement parce que le temps ne m’appartient plus. Il est précieux parce qu’il me laisse en suspens, dans une passivité heureuse qui permet d’accueillir l’inattendu. « L’avenir, c’est l’autre, écrit Emmanuel Levinas. La relation avec l’avenir, c’est la relation même avec l’autre. Parler de temps dans un sujet seul, parler d’une durée purement personnelle, nous semble impossible ».