Ainsi, il semble, aller de soi que l’humain coïncide indissociablement avec son corps. « Je suis mon corps ! », dira-t-on, et l’expérience que je puis faire de mon corps est déjà vécue immédiate et immanente à mon être propre. En somme, la contiguïté entre « je » et sa propre corporéité indique que le « je » s’épanouit concrètement dans le monde.
Et pourtant, quoi de plus éloigné à l’humain que son propre corps ? Car si « mon » corps est toujours mien, il ne cesse, en même temps, de s’exposer, de se donner à moi-même comme autre, extérieur et de m’apparaître comme étranger. Le corps est, tout en étant chaque fois mien, ce en quoi le « je » n’arrive pas à se reconnaître entièrement et à incarner pleinement.
Cette ambiguïté ouvre à la question philosophique du corps : ni dissociable du moi ni entièrement assimilable au moi, comment penser le corps ? Comment penser son propre corps ? Comment penser au corps ?Cette question préliminaire, se situant et se formulant dans la dualité traditionnelle entre l’« être » et l’« avoir », aura, en vérité, travaillé de fond en comble l’histoire de la philosophie. Depuis Platon jusqu’à aujourd’hui, la philosophie se sera incessamment confrontée à l’expérience que l’humain fait de son corps à partir de la question apparemment simple mais qui recèle de multiples apories : l’humain fait-il l’expérience de son propre corps en étant ou en ayant un corps ?
Dire « avoir » un corps, c’est d’abord faire l’expérience de son corps comme d’un objet possédé par un sujet. C’est marquer ainsi une distinction, celle de l’« avoir », entre un sujet possesseur et un objet possédé. Ainsi, le corps est d’emblée compris comme « objet » par rapport à une subjectivité souveraine et irréductible à l’objectivité. Le corps serait une « substance étendue », matérielle et changeante, malléable et limitée, là où le sujet serait, au contraire, « substance pensante », immatérielle et continue, indubitable et infinie. Ce dualisme situe donc le « sujet pensant » en maître et possesseur de son corps là où celui-ci serait, comme tout objet, extériorité inanimée, mesurable, quantifiable et objectivable. Par là-même, et en tant que réalité matérielle caractérisée par une géométrie, et organisé selon un fonctionnement propre, le corps devient un « objet » de la science, en particulier de la biologie, et par extension de la médecine.
Or, de ce dualisme émerge la question philosophique suivante : ce « corps-objet » et objectivé, propriété d’un sujet pensant et irréductiblement souverain à ce qu’il possède, traduit-il ce qu’est d’« être » un corps ? Peut-il, ce « corps-objet », incarner l’histoire vécue, les dispositions affectives charnelles et les tonalités émotionnelles fondamentales, de l’humain ?
Car, faire l’expérience de son corps, c’est aussi et immanquablement le vivre, là où précisément le « moi » est indissociablement psychique et physique. Bien avant la prétention de posséder son corps, d’en être le propriétaire ou le souverain possesseur, le « moi » se voit tout entièrement habité, travaillé, affecté au point où nulle abstraction ne pourrait l’arracher à la matérialité de son propre vécu corporel. Toute la vie affective en témoigne : ce qui affecte le « moi », c’est à même le corps qu’il se ressent, à même la corporéité qu’il s’empare du « moi ». Alors qu’un « objet » peut se mesurer en critères universellement applicables et que l’on peut reconnaître son emplacement dans les coordonnées spatio-temporelles de l’expérience qu’on en fait et ainsi multiplier à l’infini les perspectives que l’on peut en avoir. Mais le corps humain ? Notre corps ? Comment prétendre fixer le lieu et le temps de sa présence à nous qui y sommes déjà incarnés ? Depuis quel lieu postuler la distance, et donc la différence, d’où pourrait se dessiner la séparation entre un « Moi »-pensée et un « Moi »-corps alors que pensée et corps ne se donnent toujours qu’en un unique et indivisible « Moi » ? Car le corps, tout autrement que l’objet, n’apparaît nullement à l’humain comme un simple étant posé devant lui ni encore comme une étendue située à côté de lui. Il se donne toujours déjà comme indissociable du « Moi » qui le vit. Ainsi, si je peux multiplier les perspectives et varier les points de vue quant à l’objet posé là devant, le rapprocher ou le distancier de ma perception, je ne peux aucunement engager la même opération et la même action quant à mon corps. A chaque fois mien, mon corps est inséparablement lié et allié au « moi », il est tout entier avec « moi », tout entier et intégralement « moi ». C’est pourquoi l’humain ne peut jamais percevoir la totalité de son corps, « en faire le tour » comme on dit, ou en faire l’expérience complètement constituée. Ni tout entier visible, ni intégralement tangible, mon corps est moi-même « voyant » et « touchant » et, donc, condition inaliénable de toute expérience que le « moi » peut se faire du monde. En ce sens, le corps ne saurait se réduire à un simple « objet » extérieur et quantifiable. Bien plutôt, le corps agit et ne cesse d’agir en engageant et en emportant la totalité du « moi ». Foncièrement différente de l’expérience que le sujet peut faire ou se faire d’objets quelconques posés devant lui, son corps est tout entièrement vécu comme inséparable du « moi ». Tout se passe comme si le « moi » et son corps se conjoignaient si étroitement, voire s’entrelaçaient jusqu’à se confondre si intimement qu’ils composeraient un tout indivisible.
Contrairement au dualisme du corps et de l’âme, nous apercevons en quoi et pourquoi le « moi » ne saurait se constituer en une pensée abstraite et déliée de la corporéité. Impossible donc de disjoindre une part matérielle et une part spirituelle au sein de l’existence vécue de l’humain. Et cette impossibilité de disjoindre pensée et corps ouvre à une approche de la philosophie toute singulière. En effet, elle ouvre à une philosophie où la pensée ne cesse de se confronter à ce qui la dépasse. Car, le corps fait subir à la pensée la présence incessante d’une altérité inobjectivable et toujours déjà débordant la capacité de la comprendre en une simple raison. Le corps, par son vécu et en tant que support du vécu de l’existence humaine, marque au cœur de celle-ci une singularité inexprimable. Nous en faisons l’expérience quotidiennement : les affections du corps sont toujours singulièrement insaisissables au discours, elles lui échappent toujours et débordent ou dépassent chaque fois la possibilité de les circonscrire dans un horizon langagier de significations. D’où nos questions : que signifiera pour la philosophie une pensée du corps ? Le corps peut-il ouvrir à la pensée un horizon tout autre et autrement éthique ? Comment penser au corps et au plus près du corps ?