«Nous, les Ukrainiens !»
«Le jour encor peut-être reviendra;
En nous, dans la pâle entraille de la nuit»
Vasyl Stus est un des grands brûlés de la poésie européenne, comme Ossip Mandelstam, ou Paul Celan. Et parce qu’elle est avant tout une résistance à tous les esclavagismes de l’homme, sa poésie est aussi une entrée dans le grand mystère de l’Être. Georges Nivat ouvre par cette métaphore un accès aux lecteurs francophones à ses traductions des poèmes du grand poète ukrainien Vasyl Stus (1938 – 1985).
Qu’as-tu gagné, chercheur de ton destin ;
En tirant sur la fibre de la souche éternelle ?
Qu’as-tu gagné ? Enfoui aux tréfonds,
Tombé sur terre – tête première ?
Déjà tu as oublié le ciel au-dessus,
Au-delà des monts brillants de cristaux.
Le jour encor peut-être reviendra ;
En nous, dans la pâle entraille de la nuit.
Un choix de poèmes de Vasyl Stus traduit et préfacé par Georges Nivat paraîtra à la rentrée aux Éditions Dukh i litera ( L’Esprit et la lettre), à Kyiv, en bilingue.
Le 24 août 2022 est la date symbolique de la fête de l’indépendance nationale en Ukraine et des six mois du conflit lancé par la Russie. L’Express a réalisé à cette occasion un numéro exceptionnel, intitulé « Nous, les Ukrainiens ! »
Désormais, on ne peut plus séparer l’expérience ukrainienne de l’expérience historique nouvelle des autres pays européens. De façon paradoxale et constante, notre résistance appelle à s’intéresser à la position des autres sociétés européennes. Aujourd’hui, les citoyens de n’importe quel pays européen peuvent s’approprier l’expression: « Nous, les Ukrainiens ». Le Kremlin cherche à prendre en otage toute société ou tout Etat. Aucun État européen ne peut plus se faire d’illusion sur ce point. Le journaliste ukrainien Peter Pomerantsev a raison : « En se reposant sur le gaz russe, l’Europe est devenue victime de relations abusives. Il n’y a qu’une seule issue : y mettre fin le plus vite possible. Ce ne sera pas simple. Ce sera coûteux. Mais il faut le faire. » Les crimes contre la population civile dont l’armée russe s’était rendue coupable en Tchétchénie, en Géorgie et en Syrie, elle les commet maintenant au coeur de l’Europe. Qui peut nous assurer qu’elle n’ira pas plus loin ? En venant au secours de l’est de l’Europe vous défendez votre propre maison. A moins que vous ne soyez certains que vos proches n’auront pas à se réveiller en pleine nuit pour courir vers un abri.
Jusqu’à l’effondrement de l’URSS et la publication d’innombrables documents accablants sur les crimes soviétiques, on pouvait prétendre « qu’on ne savait pas ». Les Soviétiques pouvaient se duper eux-mêmes et dire presque honnêtement qu’ils ne savaient rien des horreurs du Goulag. A partir de 1991, pareille indulgence est devenue impossible : le régime soviétique a été qualifié de criminel par un très grand nombre de ses victimes. C’est ainsi que tomba le rideau qui cachait les chambres de torture du KGB et les camps où l’on avait envoyé des millions de mal-pensants. Pendant les années 90, la population post-soviétique dans son ensemble a pu assimiler ces faits. Cette expérience historique a transformé le modèle de la xénophobie soviétique. Au temps de l’URSS, tout le mal du monde gisait à l’étranger, surtout en Occident. Or voilà qu’on s’apercevait qu’une part considérable du mal mondial venait de chez soi, de son pays et de sa société.
Des dizaines de millions de Soviétiques ont vu le film géorgien La Repentance, qui portait sur les crimes staliniens. Mais c’est le choix politique inverse qui a été fait. Au lieu de condamner les crimes et de se repentir, on a adopté un programme de revanche et de ressentiment. C’est avec cynisme que l’on a rejeté l’illusion de « l’ignorance » des crimes et que l’on a répudié tout complexe à ce sujet.
A l’époque soviétique, le Kremlin répétait « l’enfer, c’est les autres ». Aujourd’hui il affirme carrément « l’enfer, c’est nous ». Ayez peur de nous; nous instaurerons l’enfer où nous voudrons ».
Travaillées par la télévision russe, des masses entières de gens acceptent les crimes de guerre et se glorifient des conquêtes obtenues à ce prix. Parviendra-t-on à accoutumer les citoyens occidentaux à pareil cynisme ? Six interminables mois de guerre ont jeté toute la lumière sur l’alliage criminel dont est faite cette « broche » militaire. Les lambeaux de discours et de mythes qui la décoraient ont pris feu et sont tombés dans la braise. Dénudée et noire de suie, l’arme d’acier se dresse au milieu du XXIe siècle. Couverte de blessures, Odessa se saisit de ce fétiche ignoble comme d’un butin et le jette aux pieds de son maire légendaire, le duc de Richelieu. Ironie de l’histoire?
A ce propos, c’est à Odessa que j’ai pour la première fois entendu l’expression: « Le militarisme, c’est la broche du ‘barbecue à la russe’ « . Quand la formule sera-t-elle enfin dépassée?
Constantin Sigov
À découvrir dans le numéro spécial de L’express : « Nous, les Ukrainiens ! »