Gérard Bensussan : Mondialité de la démondialisation

Philo Blog

Mondialité de la démondialisation de Gérard Bensussan pour le Cahier du (dé)confinement 

mars-avril-mai 2020

mars-avril-mai 2020

 

Depuis l’apparition de la pandémie et les stratégies variables de confinement qui s’en sont suivies, la mise à l’arrêt forcé des activités économiques porte un coup, peut-être fatal, très dur en tout cas, à un système mondial orienté tout entier vers l’augmentation indéfinie du PIB, la marchandisation généralisée, la surconsommation des ressources naturelles, la conquête dévastatrice des écosystèmes, la pollution, le réchauffement climatique et la dégradation accélérée de la biodiversité. Sous nos yeux ébahis, le productivisme effréné qui semblait aller de soi, pour le meilleur ou le pire,  marque le pas. Des secteurs entiers de l’industrie, de la distribution, de la production agricole sont entrés dans un ralentissement qu’on jugera salutaire, ou pas. La hiérarchie des priorités s’est partiellement inversée et, partout dans le monde, « la nature reprend ses droits », comme on dit de façon fautive. On voit des poissons dans la lagune vénitienne, ils y ont remplacé les paquebots aux dimensions disproportionnées. Les animaux habituellement confinés dans les forêts se déconfinent tranquillement dans les rues des villes, l’air est plus respirable, les oiseaux repeuplent les paysages urbains.

Le confinement, en engendrant une décroissance des activités productives, les  aura déquantifiées, d’une certaine manière, et, requalifiées. En effet, sous la contrainte, il produit de lui-même une démassification des pratiques collectives liées à des conquêtes et à des progrès sociaux continus depuis plus d’un siècle. Le tourisme de masse, les charters bondés et les plages envahies ne sont même plus imaginables et ne tarderont pas à être rêvés. La fréquentation en masse de lieux publics comme les musées, les festivals, ou encore les sites prestigieux, de la Mer de glace au Taj Mahal, est prohibée. L’espacement des masses par la généralisation des gestes-barrières dégage des disponibilités et des intervalles,  dont on ne peut guère encore mesurer ce qu’elle permettra ou empêchera, mieux percevoir peut-être, mieux voir, quitte à voir moins ou à être moins à voir. Comme l’espace est une donnée limitée, finie, ses reconfigurations touchent des points névralgiques. L’espacement est difficile, comme peut l’être à l’inverse  la promiscuité excessive. Trop près ou trop loin des autres hommes, c’est sa propre « bulle » qui est déchirée et la « bonne distance » abolie.

Décroissance et démassification se rapportent ultimement à une démondialisation des échanges dont elles sont, entre autres, les effets aléatoires. Cette démondialisation forcée des transactions industrielles, commerciales, financières, est très spectaculaire dans certains secteurs où elle accélère la mise en cause de la domination des marchés et du libre-échange, des dépendances qui en résultent. Elle encourage la reterritorialisation des productions, des échanges, et de la distribution des marchandises. Elle s’exprime de façon visible et sensible par une recentration autour de ce qu’on appelle aujourd’hui les territoires, et que le confinement a considérablement stimulée.

Nous vivons une formidable (de formido, craindre pour) transition du multinational, du gigantesque, du massif et du suprafrontalier, au local ou au multilocal,  une réduction des activités et une relocalisation de leurs aires, le repli sur un small is cosy et le rapatriement du mondialisé sur un territoire restreint. L’espace de production et l’espace de vente se reterritorialisent en se superposant, le marché lui-même se ramifie géographiquement en « clusters », la proximité des activités devient la règle organisatrice des échanges de marchandises. Le temps se dilue et l’espace s’espace. Les jours se suivent et les distances se transforment, les prochains et les lointains s’alignent, les rythmes s’égalisent.

Chacun de ces quelques traits, démassification, décroissance, démondialisation, porte d’extraordinaires paradoxes. On peut déjà avancer une question toute simple: le monde dans lequel nous vivons planétairement confinés depuis plusieurs semaines est-il un monde appauvri, indigent en expériences, déserté et fantômatique, un monde finalement invivable ? Ou bien se présente-t-il plutôt à nous comme  une préfiguration, la dramaturgie anticipée de l’effectuation d’une promesse? Cauchemar insupportable ou bien esquisse d’un projet pour demain ? Et puis, ce monde mis à l’arrêt et aux arrêts, ce monde que nous expérimentons comme en laboratoire aujourd’hui, le voulons-nous ? Sommes-nous prêts à de telles mutations, y compris au prix du renchérissement de nombreux biens et services, des voyages et des déplacements, des loisirs et de la culture ; au prix d’une fiscalité plus sévère, de contraintes, de sacrifices matériels et symboliques dans nos modes de vie, nos façons d’avoir rapport, nos habitudes. Et pire encore, en consentant en fin de compte à une démocratie plus ou moins limitée, pour de vertueux motifs, acquiescons-nous à une surveillance sociale qui mettrait fin au secret de nos vies, à commencer par le secret médical?

C’est une question décisive, car c’est la question de la politique et de la démocratie qui y est engagée. Ces interrogations, anxieuses souvent, concernent synchroniquement tout le monde, le monde dans sa totalité, et tous ses habitants. « Tous ensemble dans un lieu », c’est ainsi que Levinas caractérisait la politique en général, selon un double découpage, topographique et collectif. L’expression prend aujourd’hui une curieuse tournure, une coloration résolument mondialisée. Un seul lieu désormais, le monde, et un seul ensemble, l’humanité terrienne.

Un paradoxe apparaît alors, qui me semble attaché à la démondialisation en cours, par anticipation ou par provision.

Cette démondialisation par confinement, accueillie ou abhorrée, nomme-t-elle justement le phénomène qu’elle désigne? On n’a pas affaire, avec cette démondialisation par confinement, à une rétrocession territoriale ou à une rétrogradation au statu quo ante, à l’avant-globalisation. Liée à la libéralisation des échanges et à leur intensification, cette globalisation dite « néo-libérale » a peut-être vécu, ce que je ne crois guère, elle en prend sûrement un sérieux coup. Et pourtant elle s’accomplit à une échelle globale, même si c’est évidemment à des degrés et dans des formes différents. La démondialisation s’effectue dans un monde définitivement mondialisé, traversé et sillonné par un événement multiforme mais unique, inouï, inédit, sans précédent et qui nous laisse abasourdis: des milliards d’individus incrédules se retrouvent tous ensemble assignés à résidence, astreints aux mêmes contraintes et obligations, frappés par les mêmes craintes et les mêmes espérances,  portés par des affects partagés sans le savoir et sans le vouloir. Ces individus sont plus « mondialisés » que jamais, tous ensemble dans le même lieu, le monde mondialisé perçu avec une acuité imprévisible comme un tout petit monde, confiné, étroit, limité, uniformisé. Nul endroit pour trouver refuge, nul lieu où se mettre à l’abri de l’épidémie, il faudrait s’en aller sur la Lune pour y échapper, comme disait Arendt à propos de l’antisémitisme. Des masses considérables de femmes et d’hommes sont rapportés malgré eux et inopinément à une commune affectivité, une mondialisation des expériences, des sensibilités et des sentiments, par-delà les enracinements et les appartenances des uns et des autres. Il faudrait distinguer entre les phénomènes économiques et financiers liés à la globalisation et à la déglobalisation et une sphère plus vaste, dans ses contenus, sinon dans ses dimensions, que nomment la mondialisation et la démondialisation. Ainsi la déglobalisation en cours n’empêche nullement que la mondialisation continue de se produire et de se reproduire pour une humanité pareillement infectée et affectée. Elle consiste en une automondialisation du monde qui atteindrait aujourd’hui sa limite intrinsèque, son « but » au sens hégélien, non pas la limitation de son accomplissement, liée à un obstacle extérieur, mais son accomplissement porté jusqu’à sa limite objective et définitive. On aurait moins affaire, en ce moment, à sa mise en cause par une critique externe, militante, à son effondrement sous les coups de boutoir de sa « critique en armes ». Mais bien plutôt à sa réalisation finale, liée à une crise sanitaire, économique, politico-culturelle mondiale et exacerbée dans son extension universelle. La démondialisation des biens et des échanges actuelle est la continuation retournée de la mondialisation, par d’autres moyens, c’est-à-dire qu’elle en est la « venue au but », là où le savoir qui en prend acte « n’a plus besoin d’aller encore au-delà de lui-même, là où il se trouve lui-même » (Hegel). Ruse de la mondialisation : le but est la limite, la limite est la fin, la limite abolit la limite. L’automondialisation du monde fait de la déglobalisation l’instrument de sa réalisation géophysique. C’est que la terre est ronde, comme le rappelait trivialement Kant. La parcourant en tous sens, nous revenons sur nos pas, inévitablement, à l’image de notre condition finie elle-même, condamnés que nous sommes à tourner en rond. Mais jusqu’à la crise pandémique, nous ne le savions que de façon générale.

Désormais, nous touchons à nos fins. Jamais aussi bien qu’aujourd’hui, nous n’avons éprouvé la vérité du propos kantien sur la rotondité de la  terre. Sauf que ses conséquences butent à présent sur elles-mêmes. Plus de place, plus de marge, plus de recoin, plus d’abri, tous juxtaposés dans un monde tout à la fois hypermondialisé puisqu’il ne cesse plus de s’autoproduire dans son essence de monde, et hyperconfiné puisque, dans cette auto/hypermondialisation, il n’offre plus aucune ouverture sur un autre lieu, sur ce qu’Yves Bonnefoy appelait un « ailleurs », « ce que je rêve comme un ailleurs », disait-il, « l’avenir qui un jour va se révéler, monde perdu tout à l’heure, monde sauvé maintenant ».[1] Nous ne sommes plus « au-monde », nous y sommes enfermés.

 

 

[1] L’arrière-pays, Champs-Flammarion, 1972, p. 25

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Gérard Bensussan est philosophe, professeur à l’université de Strasbourg et chercheur aux Archives Husserl de Paris de l’École Normale Supérieure. Spécialiste de l’idéalisme classique allemand et de la philosophie juive, il fut à l’initiative de la fondation du Parlement des philosophes de Strasbourg. Membre de plusieurs centres de recherches en France et à l’étranger, ses domaines de travail et de recherche sont la philosophie allemande et ses relations à la pensée juive de langue allemande d’une part ; et d’autre part à la philosophie contemporaine, en particulier française. Il a traduit en langue française des œuvres de Friedrich Wilhelm Schelling, Franz Rosenzweig, Ludwig Feuerbach et Moses Hess. Il est l’auteur de plusieurs centaines d’articles publiés dans des revues françaises et internationales ainsi que de nombreux  ouvrages dont certains sont traduits en allemand, japonais, italien, portugais et espagnol.

Dernière publication : L’écriture de l’involontaire : Philosophie de Proust, Éditions Classiques Garnier, 2020

Retrouvez ici la bibliographie complète de Gérard Bensussan.

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