Ădito/PhiloMonaco

Constantin Sigov est philosophe et directeur du Centre EuropĂ©en Ă l’UniversitĂ© de Kiev. Il a choisi de rester Ă Kiev avec son fils pour tĂ©moigner de lâĂ©preuve que lâUkraine traverse actuellement. Sa voix doit ĂȘtre entendue : elle atteste la rĂ©sistance de la pensĂ©e Ă tout ce qui voudrait lâannihiler et la faire se dĂ©truire sous les dĂ©combres. Les Rencontres Philosophiques de Monaco lui ont proposĂ© de tenir ce journal, librement accessible sur notre site, dans lequel Ă son invitation figureront Ă©galement les textes, vidĂ©os, audios et dessins de contributeurs amis restĂ©s en Ukraine.
Les initiatives pratiques que les Rencontres Philosophiques de Monaco mettent en Ćuvre dans la plus grande urgence sont indissociables de la rĂ©flexion thĂ©orique ou critique quâelles promeuvent. Ainsi, Ă cĂŽtĂ© du travail dâusage – poser des questions historiques, juridiques, morales et politiques relatives au droit dâasile, au devoir dâhospitalitĂ© et au rapport Ă lâautre, au droit international, Ă lâEurope, aux droits de lâhomme et la souverainetĂ©, au rĂŽle de lâĂtat, des fĂ©dĂ©rations et des confĂ©dĂ©rations⊠– Ă cĂŽtĂ© de la nĂ©cessitĂ© dâĂ©valuer et de réévaluer la fonction des concepts fondamentaux et des problĂ©matiques proprement philosophiques, il y a lâaction, le souci de lâagir concret.
La philosophie telle que nous la concevons au sein des Rencontres ne veut pas «se boucher les oreilles devant le cri de lâhumanitĂ© angoissĂ©e», pour parler comme Franz Rosenzweig.
Lâespace oĂč se dĂ©ploie notre tĂąche, est indissociablement celui de la thĂ©orie, lâespace des questions et des interrogations, et celui de sa mise en Ćuvre pratique. TĂąche dâautant plus impĂ©rative que lâhorizon sâassombrit dâun instant Ă lâautre, se pare dâeffets Ă©pouvantables, destructeurs des Ăąmes et des corps, et absolument injustifiables.
Cette guerre en Europe Ă laquelle nous refusions de croire Ă bien Ă©clatĂ© avec son lot de destructions, de violations de droits de civils, de droits de blessĂ©s, sa kyrielle de mensonges, l’explosion des discours de haine et de diabolisation de lâautre, le piĂ©tinement de toutes les rĂšgles⊠et aussi le nombre infini de personnes si difficiles Ă consoler, de personnes traumatisĂ©es sur des gĂ©nĂ©rations Ă venir. Toute guerre engage des larmes pour des gĂ©nĂ©rations, dit la Bible.
Au moment oĂč la guerre est Ă nos portes et oĂč la violence se dĂ©chaĂźne ; au moment oĂč les mots guerre, crime, souffrance, refugiĂ©(e)s, exil, exode, traumatisme, mort reviennent, et rĂ©sonnent Ă la maniĂšre dâune sentence ou dâun verdict ; au moment oĂč ces mots redeviennent impossibles Ă nier, Ă Ă©touffer, Ă dĂ©nier (des hommes et des femmes, des enfants et des personnes ĂągĂ©es meurent en ce moment en Europe); au moment oĂč ces mots barbares et angoissants reviennent à la bouche, oĂč on les utilise de nouveau de façon quotidienne, presque banale (bientĂŽt banale, les journaux tĂ©lĂ©visĂ©s ne font dĂ©jĂ Â plus leur «Une» avec lâUkraine); au moment oĂč on reparle tactique ou stratĂ©gie (oĂč on se demande si les dĂ©clarations des Russes sont «purement tactiques» ou «vĂ©ridiques»); au moment oĂč on parle de nouveau de dissuasion, dâavancĂ©es ou de reculs de chars, de guerre chimique, dâarmes de destructions massives, et aussi de guerre nuclĂ©aireâŠÂ au moment oĂč certains pays se demandent de nouveau sâil doivent rester neutres ou rejoindre lâOtanâŠÂ au moment oĂč lâinterrogation sur les frontiĂšres de lâEurope refait surface⊠– il faut aussi que dâautres mots deviennent audibles et retrouvent un Ă©cho.
Des mots plus dĂ©licats, plus discrets, des mots ne procĂ©dant pas encore ni toujours de la prĂ©tendue «volontĂ© de puissance», des mots moins assurĂ©s de leur bien-fondĂ© (moins rassurants aussi de prime abord), ne se posant pas de leur pouvoir et ne sâimposant pas de leur maitrise, de leur souverainetĂ©, des mots sans titres et nus de tout attribut : les mots de paix, de solidaritĂ©, de don et dâhospitalitĂ©, dâaccueil, de gĂ©nĂ©rositĂ©, de vie aussi. Ils peuvent et doivent rĂ©sonner de nouveau, autrement, de leurs forces fragiles. Les victimes sont innombrables et presque toujours anonymes. Leur voix ne sâentendra plus. Mais il y a aussi souvent, parmi ces femmes et ces hommes, des intellectuels, des journalistes, des chercheurs, des Ă©crivains, des artistes capables de tĂ©moigner, de raconter dans lâespace public leur expĂ©rience, de faire entendre une plainte, un appel Ă lâaide, un appel au secours de lâautre, un cri, des femmes et des hommes de lettres capables de porter une parole autre dans un espace public malmenĂ© et Ă©touffé⊠Ces voix, les Rencontres Philosophiques de Monaco ont souhaitĂ© les relayer et les amplifier. Câest la raison pour laquelle nous avons invitĂ© Constantin Sigov à tenir le journal « TĂ©moignages dâUkraine » sur notre site dans lequel seront Ă©galement publiĂ©es les contributions dâamis restĂ©s en Ukraine.