La réédition de La Nature domestique un peu plus de 30 ans aprĂšs sa premiĂšre parution m’offre lâoccasion de revenir sur les raisons de lâaccueil bienveillant que des lecteurs trĂšs divers nâont cessĂ© de rĂ©server Ă ce livre, une rĂ©action que jâĂ©tais loin dâanticiper en lâĂ©crivant, qui mâa parfois surpris au fil des annĂ©es et dont il serait hypocrite de prĂ©tendre quâelle me laisse indiffĂ©rent. Câest peut-ĂȘtre que chaque gĂ©nĂ©ration a vu dans lâouvrage des propositions qui rĂ©sonnaient avec ses prĂ©occupations du moment, faisant ainsi de celui-ci un dĂ©pĂŽt sĂ©dimentĂ© des questions qui se posent depuis plusieurs dĂ©cennies sur la place de la nature dans la vie sociale. Version Ă peine remaniĂ©e de ma thĂšse de doctorat, cette monographie reflĂ©tait pourtant la conjoncture scientifique de lâĂ©poque dans le domaine quâelle traitait : les rapports matĂ©riels et idĂ©els que les Achuar, une tribu dâAmĂ©rindiens de la haute Amazonie Ă©quatorienne, entretenaient avec leur milieu. Ă gros traits, lâanthropologie Ă©tait alors partagĂ©e sur cette question entre deux tendances irrĂ©conciliables. Bien oubliĂ©e Ă prĂ©sent, mais trĂšs influente aux Ătats-Unis dans les annĂ©es 1970 et 1980, lâĂ©cole dite du matĂ©rialisme Ă©cologique voyait dans lâAmazonie un laboratoire idĂ©al pour tester sa conviction que les principales caractĂ©ristiques de lâorganisation sociale et culturelle des chasseurs-cueilleurs et des agriculteurs de la zone intertropicale constituaient des adaptations directes Ă des facteurs limitant des Ă©cosystĂšmes locaux, depuis la fertilitĂ© des sols jusquâĂ lâaccessibilitĂ© des protĂ©ines. Ainsi pouvaient ĂȘtre expliquĂ©s simplement les degrĂ©s de la stratification sociale, la rĂ©currence de la guerre de vendetta ou certains tabous. Ă lâautre extrĂ©mitĂ© de lâarc thĂ©orique, une approche sâintĂ©ressant de façon exclusive aux mĂ©canismes de lâexpression symbolique ne voyait dans la nature quâun lexique de propriĂ©tĂ©s offertes Ă lâesprit pour quâil organise en systĂšmes signifiants les mythes, les classifications populaires ou les prohibitions alimentaires.
Or, jâĂ©tais intĂ©ressĂ© par une voie moyenne qui me paraissait trop peu frayĂ©e : mettre sur le mĂȘme plan les systĂšmes techniques dâusage de lâenvironnement et les systĂšmes dâidĂ©es qui informaient ces pratiques. Il sâagissait donc dâĂ©viter le modĂšle de la monographie classique oĂč lâon se contentait encore le plus souvent de juxtaposer diffĂ©rents champs de lâactivitĂ© humaine â lâĂ©conomie, lâorganisation sociale, la religion â arbitrairement dĂ©coupĂ©s en autant de chapitres sĂ©parĂ©s, Ă la maniĂšre dâun millefeuille sâĂ©levant de la base gĂ©ographique jusquâaux superstructures symboliques. Comme si chaque action sur la matiĂšre, chaque rite de chasse, chaque identification dâune plante ou dâun animal nâĂ©tait pas dĂ©jĂ de part en part dĂ©fini et formĂ© par des idĂ©es, des attentes, des infĂ©rences ontologiques.
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