Au mois d’aoĂ»t 1876, le Palais des festivals de Bayreuth est inaugurĂ©. C’est la premiĂšre fois que L’Anneau du Nibelung de Wagner est donnĂ© dans son intĂ©gralitĂ©. Nietzsche est prĂ©sent. Le mois prĂ©cĂ©dent paraissait la quatriĂšme de ses ConsidĂ©rations inactuelles, consacrĂ©e au compositeur. Soudain, au beau milieu des cĂ©rĂ©monies officielles, Nietzsche est victime d’un rĂ©veil brutal : «OĂč Ă©tais-je donc? Je ne reconnaissais rien, c’est Ă peine si je reconnaissais Wagner lui-mĂȘme», Ă©crira-t-il. Lheure est venue pour lui de s’affranchir de la figure tutĂ©laire de Wagner. Mais la pĂ©riode qui s’ouvre alors est celle d’une plus vaste libĂ©ration. Nietzsche s’Ă©loigne aussi de la discipline dans laquelle il s’Ă©tait illustrĂ© jusqu’ici : la philologie. DĂ©sormais il Ă©crira en philosophe â et en «fugitif errant» plutĂŽt qu’en professeur. Car, en arriĂšre-fond, il y a le spectre de la maladie, qui progresse inexorablement. Elle l’oblige, en 1878, Ă renoncer aux cours qu’il donne au lycĂ©e, puis l’annĂ©e suivante Ă dĂ©missionner de l’universitĂ© de BĂąle.
Les ouvrages rassemblĂ©s dans le prĂ©sent volume, et publiĂ©s dans des traductions rĂ©visĂ©es, couvrent les annĂ©es 1878-1882. Il s’agit moins d’une pĂ©riode intermĂ©diaire, comme on l’a dit parfois, que d’une pĂ©riode dĂ©cisive au cours de laquelle Nietzsche Ă©nonce les fondements de sa philosophie. Humain, trop humain (1878) est, Ă ses yeux, le «monument commĂ©moratif de la crise» de 1876. Suivent immĂ©diatement deux livres Opinions et sentences mĂȘlĂ©es (1879) et Le Voyageur et son ombre (1880), qu’il rĂ©unira en 1886 pour former le second tome d’Humain, trop humain. En 1880 et 1881, sĂ©journant Ă Venise, Ă Marienbad, ou encore Ă GĂȘnes, il rĂ©dige Aurore (1881). Ce texte est l’un des plus mĂ©connus de Nietzsche. MĂ©connaissance parfaitement injustifiĂ©e, car «c’est par ce livre, dira-t-il, que s’ouvre [sa] campagne contre la morale.» Enfin, il publie l’annĂ©e suivante Le Gai Savoir (1882), dont une Ă©dition augmentĂ©e paraĂźtra cinq ans plus tard. Ce livre est pour lui «la victoire sur l’hiver», l’ouvrage de la santĂ© (provisoirement) recouvrĂ©e.
Humain, trop humain marque un tournant dans le style de Nietzsche. Abandonnant le dĂ©sir d’ĂȘtre «persuasif», il opte en effet pour une forme Ă laquelle il se tiendra : celle de l’aphorisme. La nĂ©cessitĂ© de proposer une Ćuvre construite Ă partir de fragments dĂ©coule pour lui de sa conception du langage selon laquelle «chaque mot est un prĂ©jugé». Mais, avec Humain, trop humain, Nietzsche ne se contente pas d’explorer un nouveau type d’Ă©criture, il donne Ă sa pensĂ©e une orientation nouvelle : travailler Ă l’Ă©laboration d’une «philosophie historienne». Aurore et Le Gai Savoir exploreront cette voie, procĂ©dant, en consĂ©quence, Ă une profonde critique des valeurs. Cest dans ces deux derniers ouvrages, enfin, qu’Ă©mergent deux Ă©lĂ©ments capitaux de la philosophie nietzschĂ©enne : la volontĂ© de puissance, cette notion qui a prĂȘtĂ© Ă de nombreux malentendus, et l’Ă©ternel retour.
ISBN : 9782070117222
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