Le couple problĂšme/solution a dĂ©terminĂ© lâhistoire du nom juif. LâEurope moderne est ce lieu (a) oĂč le nom de Juif est pensĂ© comme un problĂšme Ă rĂ©soudre, (b) oĂč une solution ne vaut que si elle vise Ă ĂȘtre dĂ©finitive. Le nazisme sâinscrit dans la continuitĂ© de ce paradigme. LâEurope ne peut pas sây prĂ©tendre Ă©trangĂšre.
Dans la sociĂ©tĂ© issue du dix-neuviĂšme siĂšcle, la forme-problĂšme se constitue Ă chaque fois que la sociĂ©tĂ© rencontre en elle-mĂȘme une hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© de structure. Or, le nom juif a la propriĂ©tĂ© de concentrer sur lui, Ă chaque pĂ©riode, toute hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© qui empĂȘche les sujets dâaccĂ©der Ă ce quâils demandent. En bref, le Juif incarne lâimpossible de quelque demande que ce soit. Il lâincarne dâautant plus que les demandes se multiplient. Mais cette multiplication, câest la modernitĂ©, dont la forme socio-politique est la dĂ©mocratie. Autrement dit, le problĂšme juif se pose de plus en plus ouvertement au fur et Ă mesure que la sociĂ©tĂ© du dix-neuviĂšme ou du vingtiĂšme sâaffirme comme moderne et comme dĂ©mocratique. Pour quâune solution puisse ĂȘtre dĂ©finitive, il faut corrĂ©lativement quâelle aussi soit moderne. Tout dĂ©pend alors de ce quâon appelle moderne.
Avant 1914, la rĂ©ponse Ă©tait simple : le moderne est dâordre juridique et politique. La solution dĂ©finitive du problĂšme juif passe par des droits pour les Juifs, Ă lâhorizon de lâĂ©galitĂ© et des libertĂ©s.
Cette premiĂšre solution dĂ©finitive se fissure dĂšs 1918. Parce que la guerre a changĂ© la dĂ©termination du moderne. Celui-ci passe dĂ©sormais par la technique et, dans la technique, il passe par la destruction. Un rĂ©gime politique entre tous a souhaitĂ© se rendre adĂ©quat Ă cette nouvelle figure, câest le nazisme. Sous les oripeaux de lâarchaĂŻque, il se voulait le plus moderne des modernes. Pour cette raison mĂȘme, il a voulu proposer la solution vĂ©ritablement dĂ©finitive du problĂšme juif. Cette solution Ă©tait technique et destructrice ; elle sâappelle la chambre Ă gaz.
Quand tout est comptĂ©, la conclusion sâimpose. Dans lâespace que dominait Hitler, câest-Ă -dire la quasi-totalitĂ© de lâEurope continentale, lâextermination des Juifs a Ă©tĂ© accomplie. En 1945, lâEurope pouvait se dire que le problĂšme qui la hantait depuis 1815 Ă©tait rĂ©solu. Par des moyens qui lui faisaient horreur, mais peu importe.
Pourquoi le problĂšme la hantait-il ? parce quâil faisait obstacle Ă son homogĂ©nĂ©itĂ© et faisant obstacle Ă son homogĂ©nĂ©itĂ©, il faisait obstacle Ă son union. Il nâest donc pas surprenant quâĂ peine constatĂ©e lâextermination, lâunification commence. Au-delĂ des discours, la construction europĂ©enne repose matĂ©riellement sur les camps de la mort. On comprend que cela ait Ă©tĂ© insoutenable aux EuropĂ©ens. Dans un premier temps, ils ont Ă©vitĂ© la conclusion en se raccrochant Ă IsraĂ«l. Si IsraĂ«l existait, cela prouvait que lâextermination nâavait pas Ă©tĂ© complĂšte. DĂšs lâinstant cependant que lâEurope redevint sĂ»re dâelle, IsraĂ«l cessa dâĂȘtre utile. Alors commença la dĂ©rive, du soutien Ă lâindiffĂ©rence, de lâindiffĂ©rence Ă lâhostilitĂ©.
Aujourdâhui, le chemin est parcouru. Quâimporte Hitler, câest du passĂ©. Le prĂ©sent, câest lâEurope, suffisamment riche pour retourner dans le monde et dâabord, dans lâOrient arabe et musulman, son voisin proche. Elle sâest mĂȘme attribuĂ© une mission que nul en dehors dâelle ne lui reconnaĂźt : la paix entre les hommes de bonne volontĂ©. De ceux-lĂ , les Juifs, dĂ©cidĂ©ment, ne font pas partie. LâEurope est devenue profondĂ©ment anti-juive.
En retour, les porteurs du nom juif doivent sâinterroger. JusquâĂ prĂ©sent, la plupart dâentre eux se sont pensĂ©s en fonction de lâEurope. RĂ©pondre Ă ses exigences intellectuelles, politiques, sociales, cela leur semblait indispensable. La persistance du nom juif au travers de lâhistoire, la continuitĂ© des haines quâil soulevait, tout cela devait trouver une explication dont les termes soient acceptables par lâEurope. Si le basculement de lâEurope dans lâantijudaĂŻsme sâest accompli, alors tout doit ĂȘtre repris depuis le dĂ©but. Comment le nom juif a-t-il persisté ? Par un moyen Ă la fois matĂ©riel et littĂ©ral dont lâEurope ne veut rien savoir : la continuitĂ© de lâĂ©tude. Comment lâĂ©tude a-t-elle continué ? Par une voie dont lâEurope moderne ne veut rien savoir : la dĂ©cision des parents que leur enfant aille vers lâĂ©tude. Pourquoi la haine ? Parce quâen derniĂšre instance, le nom juif, dans toutes ses continuitĂ©s, rassemble les quatre termes que lâavenir de lâunivers moderne souhaite vider de tout sens, un par un et tous ensemble : homme/femme/parents/enfant.
ISBN: 9782864324010
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