Il y aurait une certaine imposture à exiger de l’amour qu’il se conforme à la question traditionnelle de la philosophie. En effet, demander « qu’est-ce que l’amour ? » requiert une distance, un éloignement, une certaine abstraction et fait appel à un entendement rationalisant capable de définir son « objet » puis d’en établir les conditions de possibilités. L’amour cependant – et tout ce qui peut en provenir d’ailleurs : la promesse, le désir, la passion, le mensonge, la trahison, la jalousie, le don, le pardon, l’abandon, etc. – échappe au rationnel en ce qu’il relève non pas d’une irrationalité mais d’une tout autre pensée que celle de la raison. Car l’amour, s’il y en a, c’est d’abord et avant tout un événement qui rompt toute distance rationnelle et interrompt toutes les conditions de son arrivée éventuelle. De l’amour, il semblerait que nous ne puissions en dire que ceci : « il nous tombe dessus ! » Et ce, telle une révélation : sans attente, sans anticipation, sans « pourquoi » ni « comment ». Tel est son miracle. Le prévoir serait le détruire ; l’expliquer serait le miner ; l’analyser ou le définir serait l’abîmer.
Mais c’est aussi sa folie. Car lorsque l’amour nous tombe dessus, il expulse la raison dans une déraison et dérègle l’ordre prétendument souverain d’un entendement apparemment réglé. C’est dire que l’amour déborde toujours et dépasse déjà celui ou celle à qui il advient. Il fait tomber l’amant(e) dans une spirale incontrôlée de passion désirante où chaque fois il/elle tombe hors de soi-même pour l’autre. C’est pourquoi, en le portant à sa pointe sublime d’incandescence, l’amour est purement désintéressé et tout entièrement orienté vers l’autre, vers l’aimé(e). Ainsi l’amour n’est pas mercenaire, ne pose aucune précondition, dédaigne le contrat ou l’économie, voire même la symétrie. Il n’attend rien en retour, pas même d’être reconnu, tout comme il ne connait aucun degré, exclut toute réserve, refuse tout dérobade. Tout autre qu’une assise ou une installation dans la sécurité d’un « chez soi », l’amour exporte unilatéralement l’amant(e) dans l’oubli de soi en le transportant par là-même à aimer l’aimé(e) exclusivement, extatiquement, aveuglément. Sans question, sans réponse, sans restriction. Au-delà du bien et du mal, cet amour ne distingue pas entre le vrai et le faux, entre le juste et l’injuste, entre les qualités et les défauts. Il se donne absolument à l’autre et accepte tout de l’autre. En ne tolérant aucune mesure, il ne se distend jamais dans le jugement et donc s’adonne follement à l’autre.
Et pourtant… En cet amour fou, sans raison et sans retour, qui n’attend aucune promesse ni aucune compensation, qui est perdition et affliction, abnégation de soi pour l’autre, comment ne pas aussi y voir l’impossibilité même d’aimer ? Comment ne pas aussi déceler dans l’exclusivité, le désintéressement ou la déraison passionnelle et fusionnelle de l’amour pur, l’oubli, voire la dénégation, de l’amour ? Car, à bien y penser, cet amour pur ne rencontre jamais l’autre et ne fait jamais se rencontrer l’amant(e) et l’aimé(e). Il ne s’affirme qu’en ayant déjà extirpé toute rencontre possible. En effet, tout se passe comme si l’amour pur ne se réalisait qu’en une infinie et incessante extinction de l’amant(e) dans l’aimé(e). Et ainsi, il anéantit la relation, le rapport, la liaison amoureuse elle-même.
C’est pourquoi, l’amour pur souffre toujours de ne toucher l’autre qu’en ayant déjà perdu la possibilité même de le toucher, et donc pâtit de ne jamais l’affecter tout comme il endure le malheur de n’être jamais touché par l’autre. Il aime peut-être, cet amour pur, mais en aimant purement, il se perd en projetant déjà l’amour au-delà de toute expression possible et concrète de son amour. Toujours trop loin, l’aimé(e) ne demeure pour l’amant(e) qu’un idéal sans concrétude, un rêve sans réalité, et ainsi l’amour dépérit dans le désert d’une solitude où l’autre n’apparaît jamais. Cet amour pur, en se donnant, détruit donc tout possible témoignage d’amour. L’on pourrait même dire qu’étant trop livré à se donner, il oublie par là-même ce qui s’y donne. Or ce qui se donne en cet amour pur, c’est peut- être ainsi tout le contraire de ce qui prétend s’y donner. C’est peut-être la domination. Effectivement, l’amour pur, en se donnant exclusivement à ce qui ne peut être qu’une image ou un fantasme de l’autre, peut à tout moment se transformer en une technique de domination. Aimer purement peut ainsi se bouleverser en une volonté d’enfermer l’autre, de le contraindre aussi, de le forcer à ne reconnaître que son don hyperbolique comme seule et unique, vraie et authentique manifestation d’amour. Et donc l’amour pur peut, dans son outrance démesurée et sa disproportion sans reconnaissance, devenir violence à l’égard de l’autre. Car, l’amour pur empêche aussi, voire interdit, à l’aimé(e) de devenir amant(e). Il fixe et fige l’aimé(e) à ne jamais pouvoir s’incarner ou s’engager dans l’influx de la relation amoureuse. Ce qui signifie ceci : l’amour pur recèle, dissimule, cache aussi en lui le germe du mal.
Comment alors penser ce rapport oblique et pernicieux entre l’amour et sa face cachée, le mal ? Comment penser cette paradoxale logique où l’amour se transforme en violence à l’égard de l’autre, et donc en mal radical, et en laquelle s’abime la relation amoureuse elle-même ? Et plus en avant, comment alors aimer sans pour autant réduire l’amour à une relation de mutuelle compassion ou bien à celle d’une réciprocité qui ne relèverait que de l’échange ou du commerce ? Car tel est bien notre double question : comment penser l’amour sans n’y voir qu’un rapport de simple amabilité et sans le laisser se perdre dans l’impossibilité de s’exprimer autrement que comme violence ?
Depuis cette double question, il nous appartiendra de se lancer dans une série d’interrogations sur la possibilité et/ou l’impossibilité du pardon en amour ; sur le rôle de la justice et de la Loi dans la relation amoureuse ; sur l’amour narcissique et l’amour engagé vers l’autre ; sur les rapports entre l’amour et la trahison, le mensonge, la jalousie ; et aussi sur, l’alliance périlleuse mais nécessaire entre l’amour et le politique. Et nous réfléchirons aussi au lieu et à la signification du désir entre l’amant(e) et l’aimé(e) ; à l’emportement passionnel et à la difficile entente entre Eros et éthique dans le rapport amoureux. Nous ouvrirons nos Ateliers Philosophiques sur l’instant bouleversant et proprement miraculeux de la rencontre amoureuse et les conclurons par une réflexion sur le don en amour, sur la signification du « donner » dans le dialogue et le rapport amoureux, sur la promesse que le don d’amour recèle tout comme les périls qu’il peut entraîner.
Joseph Cohen
Raphael Zagury-Orly